« Les Diplomaties à la veille de la Première Guerre Mondiale »

« Les Diplomaties à la veille de la Première Guerre Mondiale »

Communication prononcée lors du

Colloque Franco-russe

« La France et la Russie : 1914-1918 : de l’alliance à la coopération »

Dans le cadre du Centenaire 14-18

Yaroslavl’ 15-16 Septembre 2014,

Chers collègues,

C’est pour moi un grand honneur et aussi une lourde responsabilité que d’ouvrir ce premier Colloque franco-russe se rapportant à la Première Guerre mondiale qualifiée de « Guerre oubliée » par M. Serguei Mironenko, Directeur des archives de la Fédération de Russie, lequel reconnaît que « les doigts d’une seule main suffisent pour compter le nombre des monuments consacrés aux soldats tombés dans cette guerre, à la différence de l’Occident et notamment de la France où le souvenir de la Première Guerre mondiale supplante largement celui de la seconde. Certes, aujourd’hui les temps ont changé et je me réjouis de l’inauguration à Moscou d’un très beau monument réalisé par mon ami, le sculpteur, Andréj Kovaltchuk. Toutefois, j’attire l’attention de tous les historiens qui par leurs recherches vont nourrir la mémoire collective, de se garder du mythe qui nourrit trop souvent le devoir de mémoire, cette « mémoire obligée, cette sorte d’injonction à se souvenir » dont parle Paul Ricoeur, pour se concentrer sur le « devoir d’histoire », celui que François Bedarida définit comme un devoir de connaissance, le seul apte à construire une mémoire vraie. C’est pour cela que nous sommes ici rassemblés. C’est cette mémoire vraie dont le peuple russe a le plus besoin.

Cette mission, déjà Henri Barbusse, la souligne dans son roman le Feu, journal d’une escouade, pour lequel il a obtenu le prix Goncourt en 1915, il écrit en son chapitre XIV l’Aube : « Il y a des avocats-économistes, des historiens, est-ce que je sais ! qui vous embrouillent de phrases théoriques…Les savants sont en des cas, des espèces d’ignorants qui perdent de vues la simplicité des choses et l’éteignent et la noircissent avec des formules et des détails…Même la vérité, ils la déforment. A la vérité éternelle, ils substituent chacun leur vérité nationale. Autant de peuples, autant de vérités qui faussent et tordent la vérité ».

Maintenant je voudrais aborder le sujet de notre rencontre la France et la Russie de la coopération à l’alliance. Je ne voudrais évoquer ici que trois thèmes  : le retournement des alliances ; le mythe de la puissance russe et la première bataille de la Marne.

1-      Le retournement des alliances

L’empereur Alexandre II (1855-1881), dans les dernières années de son règne ne cache pas ses fortes sympathies prussiennes ni son soutien à la politique du chancelier Bismarck, comme ce fut la cas lors de la guerre franco-prussienne de 1870. Cet engouement pour les Prussiens se traduit d’abord par l’utilisation de la langue allemande dans les entretiens privés au cours desquels très fréquemment il se moque des travers caractéristiques des slaves ! Tout cela se fait au détriment de la langue française, pourtant la plus répandue dans la haute aristocratie aulique. Or, cette germanophilie affichée d’Alexandre II suscite les réactions négatives de son second fils, le prince Alexandre Alexandrovič, devenu l’héritier du trône, suite au décès de son frère aîné, le prince Nicolas Alexandrovič à Nice, le 24/12 avril 1865, d’une méningite cérébro-spinale. Le tsarévitch considère en effet que l’Allemagne exerce, auprès de son père, « une influence excessive ». A l’annonce du désastre de l’armée française à Sedan, il note sur son carnet : » Quelle effroyable nouvelle, ! Mac Mahon détruit ! L’armée en déroute ! ».

Les désaccords entre le père et le fils se manifestent encore plus clairement entre 1875 et 1879 à l’occasion de la question d’Orient et surtout de la guerre russo-turque de 1877-1878. Les Bulgares révoltés se soulèvent contre l’empire ottoman au printemps 1876. Le sultan Abdul Aziz (1861-30 mai 1876) réplique en envoyant 10 000 soldats dont les célèbres bachi-bouzouks qui s’illustreront par leur extrême violence. Cette cruauté conduit la Serbie et le Monténégro, par solidarité avec les Bulgares, a déclaré la guerre à l’empire ottoman le 1er juillet 1876. Les forces des Slaves du sud sont néanmoins écrasées par l’armée du nouveau sultan, Abdul Hamid (31 août 1876-1918)). C’est dans ce contexte que l’empereur Alexandre II, après s’être assuré de la neutralité de l’Autriche-Hongrie, déclare la guerre à l’empire ottoman le 21 avril 1877. Les Russes, un temps arrêtés par le siège de Plevna (19 juillet-10 décembre 1877), s’emparent de Trébizonde puis d’Andrinople et sont aux portes d’Istanbul. La Grande Bretagne ne veut pas que les détroits passent sous le contrôle des Russes ; ses diplomates s’entremettent pour arrêter l’offensive russe et négocier le traité de San Stefano signé le 3 mars 1878.

Au début de cette guerre, Alexandre II confie le commandement des opérations au grand duc Nicolas Nicolaevič, provoquant la grande déception du tsarévitch Alexandre Alexandrovič qui espérait obtenir ce commandement suprême. En vérité, l’empereur sait bien que son fils a peu de sympathies pour «  les petits frères Bulgares, saints et martyrs » qu’il n’hésite pas à brocarder en privé, et qu’en revanche, il manifeste un réel intérêt pour l’empire ottoman ! Le tsarévitch devra se contenter du commandement d’une armée. Le Traité de San Stefano suscite l’opposition des Anglais et Benjamin Disraeli exige la révision de ce traité. Elle aura lieu au Congrès de Berlin (1878) ; les Russes perdent tous les avantages que le Traité de San Stefano leur avait concédés. Otto von Bismarck en profite, en outre, pour s’allier à l’Autriche-Hongrie pour contrer la Russie dans les Balkans et s’opposer à la création d’une grande Bulgarie.

Le Tsarévitch a tiré de son expérience militaire quelques conclusions. La nécessité de lancer un vaste programme de réformes de la Marine et de l’Armée. La tension monte alors entre le père et le fils ; mais le 13 mars 1881, Alexandre II est assassiné ; Alexandre III accède au trône ; Tchaïkovsky compose en 1883 sa célèbre cantate Moscou pour le couronnement du nouvel empereur. C’est à partir des années 1880-1890 que s’ébauche le rapprochement avec la France dont les principaux protagonistes furent côté français le général Raoul de Boisdeffre (1839-1919) et du côté russe le général Nicolas Nicolaevič Obroutchev (1830-1904).

 

Le rapprochement avec la France s’opère dans les années 1880-1890. Certes, Alexandre III n’a aucune sympathie personnelle ou politique pour le régime de la République française, mais il parle couramment la langue française et, à l’occasion des négociations pour les traités de San Stefano et du Congrès de Berlin, il s’est parfaitement rendu compte de l’isolement politique dans lequel Bismarck s’efforçait de tenir la France depuis une vingtaine d’années. Enfin, Alexandre III avait besoin d’importants capitaux pour lancer ses programmes de réformes, or, seule la France était en mesure de les lui fournir . Ainsi, la France et la Russie avaient manifestement des intérêts communs. Le rapprochement, que permettait la nouvelle conjoncture politique, s’ouvre après la démission d’Otto von Bismarck en 1890 suivi, la même année, par le refus de l’empereur germanique Guillaume II de renouveler le traité de réassurance, ce qui mettait de facto un terme à l’alliance des trois empereurs que Bismarck avait toujours défendue et en laquelle il voyait la garantie du maintien du statu quo en Europe et la marginalisation de la France.

Alexandre III prend l’initiative d’envoyer son ministre des affaires étrangères, Nicolas de Giers (1820-1895), auprès du Président de la République française, Sadi Carnot(1887-1894) , en vue d’engager des conversations avec l’empire russe. Le ministre russe est bien accueilli en France. Des relations amicales se nouent alors entre les deux Etats, ce que confirme Alexandre III qui se rend ostensiblement, avec toute sa famille, à la visite d’une exposition organisée par les industriels français à Moscou, en mai 1890.

Cette nouvelle donne alerta pourtant Guillaume II qui, sûr de son ascendant sur le nouvel empereur, s’invita aux grandes manœuvres de l’armée russe en août 1890 ; devant, ce fait accompli, Alexandre III décide d’inviter à participer à ces grandes manœuvres, le chef d’état-major de l’armée française, le général Raoul de Boisdeffre (1839-1919). Ainsi, Alexandre III neutralise la présence de l’empereur d’Allemagne et surtout permet à la France de mesurer l’importance d’une alliance militaire avec la Russie. De plus, en 1888, Alexandre III avait ouvert une souscription à l’emprunt russe à Paris, laquelle avait été rapidement souscrite. La France avait confiance dans cette alliance russe qui permettait de sortir le pays de son long isolement. Ces excellentes relations franco-russes furent concrétisées par Alexandre III qui remis l’Ordre de Saint André le Premier couronné au Président Sadi Carnot, distinction particulièrement honorifique. En retour, le général de Boisdeffre est chargé d’organiser la visite officielle de l’escadre française à Kronstadt durant l’été 1891 le ministre allemand Bernhard von Bülow (1849-1929) note alors dans ses mémoires « la population et les équipages des navires russes étaient enthousiastes. Le Grand Duc Alexis, Grand Amiral et commandant suprême de la flotte offrit un splendide banquet à l’amiral Gervais, son état-major et aux commandants des navires français ». L’empereur et son épouse visitèrent avec émerveillement le Marengo et, suprême marque d’amitié, l’empereur autorisa à jouer la Marseillaise, hymne jusqu’alors interdit en Russie.

C’est au cours de l’été 1891 qu’un premier accord officiel fut initié par un échange de correspondance entre le ministre français des Affaires étrangères, Alexandre Ribot et le ministre russe des Affaires étrangères, Nicolas de Giers ne convention militaire rigoureusement secrète fut signée le 17 août 1892 par le général Raoul de Boisdeffre et son homologue russe le général Nikolaj N. Obručev (1830-1904). Cette convention prévoyait la mobilisation mutuelle dans les deux pays en cas d’une mobilisation d’une des puissances de la Triplice, une intervention russe contre l’Allemagne si l’Allemagne ou l’Italie attaquait la France et une intervention française contre l’Allemagne, si l’Allemagne ou l’Autriche-Hongrie attaquaient la Russie. Cette convention fut ratifiée par l’empereur Alexandre III le 27 octobre 1893 et par le gouvernement français le 4 janvier 1894. L’alliance franco-russe est en place.

Le rôle de l’empereur Alexandre III a été primordiale dans la reconstruction de l’Europe politique de l’après Bismarck. L’alliance des trois empereurs chargée de garantir le statu quo a disparu ; la France peut sortir de l’isolement ou Bismarck l’avait confinée ; la Russie peut sereinement poursuivre ses réformes économiques indispensables à la modernisation du pays grâce aux emprunts russes, en France. Malheureusement, la mort prématurée de l’empereur Alexandre III le 1 novembre 1894 ouvre une autre période d’incertitude avec l’arrivée au pouvoir de Nicolas II.

Le nouvel empereur, également francophone, connaît bien la France et semble bien décidé à poursuivre la politique de son prédécesseur ; aussi, en 1896, avec son épouse Alexandra Fedorovna, il effectue un voyage officiel en France ; ce fut un grand succès populaire si l’on s’en rapporte à la presse de l’époque. Ils visitèrent alors Compiègne et Paris, puis, à cette occasion l’empereur posa la première pierre du Pont Alexandre III qui sera inauguré en 1900, à l’occasion de l’exposition universelle, par le Président de la République Emile Loubet(1899-1906). En 1897, le Président de la République française Félix Faure (1895-1899) se rend à son tour en visite officielle à Saint-Pétersbourg et pose à cette occasion la première pierre du pont de la Trinité sur la Néva, dont la construction est confiée à la Société C. Batignolles (1871-1968). Il sera inauguré en 1903. Il est intéressant de souligner la symbolique des deux ponts qui réunissent désormais la France et la Russie contre une menace commune, celle de l’Allemagne. Cette volonté d’assistance mutuelle en cas de conflits est d’ailleurs rapidement explicitée par le renforcement de l’alliance franco-russe par Delcassé en août 1899 : désormais, la France s’engage à soutenir la Russie dans les Balkans et la Russie soutient la France pour l’Alsace-Lorraine. Ces relations amicales entre la France et la Russie sont régulièrement entretenues par de fréquentes visites officielles au plus haut niveau. Ainsi, en septembre 1901, Nicolas II vient en visite officielle en France et suscite un enthousiasme populaire général. En compagnie du Président Emile Loubet, il assiste à de grandes manœuvres militaires à Bétheny près de Reims dans lesquelles 120 000 h. sont engagés. L’année suivante, 1902, c’est au tour d’Emile Loubet d’effectuer une visite officielle à Saint-Pétersbourg. Le 31 juillet 1909 Nicolas II et le Président Armand Fallières (1906-1913) se rencontre à Cherbourg. Raymond Poincaré, alors Président du Conseil conduit une visite officielle à Saint-Pétersbourg du 9 au 16 juin 1912 ; il y retourne en qualité de président de la République (1913-1920) du 13 au 23 juillet 1914. Au cours de ces rencontres, il est à souligner combien la représentation militaire est importante. Les grandes entreprises européennes profitèrent de ce climat pour se lancer dans une très active politique de réarmement que ce soit Krupp, Skoda, le Creusot, Schneiders ou Vickers-Maxim. L’économie de guerre se déployait à l’échelle européenne et avec elle, la recherche de nouveaux armements dont l’utilisation et les performances vont profondément modifier les stratégies conçues à l’époque précédente. En outre, il ne faut pas sous-estimer un autre aspect de ces bonnes relations qui se nouaient entre la France et la Russie. Les entreprises françaises gagnaient de nombreux marchés dans ce pays en pleine transformation et pouvaient compter sur la présence de nombreux émigrés français, artisans, commerçants, ingénieurs qui trouvent dans ce pays un accueil d’autant plus favorable que l’intelligentsia russe est largement francophone. L’alliance franco-russe est non seulement une démarche diplomatique et militaire, elle est aussi une démarche de partage culturel comme l’illustre les célèbres ballets russes de Serge de Diaghilev (1872-1929) dont le succès est immense dans l’immédiat avant-guerre avec les célèbres danseurs Michel Fokine(1880-1942) et bien sûr Vaslav Nijinsky. Les ponts symboles de cette alliance, unissent ainsi deux peuples qui apprécient une culture partagée.

La crise franco-britannique autour de Fachoda (1898) et les événements de 1905 en Russie ne vont pas modifier ce climat de coopération entre la France et la Russie. Bien au contraire, ils vont être l’occasion, le premier de rapprocher la France de l’Angleterre pour former l’Entente cordiale conclue le 8 avril 1904 laquelle sera élargie le 31 août 1907 pour former la Triple entente, France, Royaume uni et Russie pour faire pièce à la Triplice, Empires allemands, autrichiens et royaume d’Italie. Ce dernier a vainement tenter de maintenir l’isolement de la France et d’entraver son expansion coloniale. Tout au contraire, la Triplice poussa la France à conclure l’alliance franco-russe puis la Triple Entente pour sortir de son isolement et trouver des alliés capables de s’opposer aux monarchies d’Europe centrale auxquelles s’est ralliée pour peu de temps l’Italie.

II-Le mythe de la puissance russe et la détermination allemande.

Alors que la situation se tend en Europe, le Président des Etats Unis Woodrow Wilson, élu en 1912 et portant peu d’intérêt à la politique internationale, envoie son bras droit Edward House en Europe mesurer la situation. Celui-ci arrive en Europe au printemps 1914 et se rend immédiatement en Allemagne. Ce qu’il apprend alors le saisit d’effroi. Dans sa lettre à Wilson du 29 Mai 1914 il écrit : « c’est du chauvinisme poussé jusqu’au délire le plus complet » et il prédisait l’arrivée d’un affreux cataclysme, si Wilson ne prenait pas les choses en main parce que « personne en Europe ne peut le faire. Il ya trop de haine, trop de jalousies ». Néanmoins, House continua sa mission et fut reçu par Guillaume II le 1 juin 1914. Il s’efforça de persuader le Kaiser qu’il n’aurait jamais dû défier la puissance navale britannique. Si l’Allemagne renonçait à ce dessein qui avait poussé le Royaume Uni à rallier l’alliance franco-russe, le Royaume Uni se détacherait de la Russie et de la France pour s’allier à l’Allemagne. Guillaume II accepta d’achever le programme en cours mais renonce à poursuivre le renforcement de sa marine. Aussitôt Ed. House se rend en Grande Bretagne pour rencontrer le ministre des Affaires étrangères, sir Edward Grey. Ils convinrent ensemble qu’aucun des Etats européens ne voulait réellement la guerre ! Pourtant, Jagow, Ministre allemand des Affaires étrangères a bien noté la conversation qu’il eut au printemps de 1914 à Carlsbad en Bohême avec Moltke : « Dans deux ou trois ans…la supériorité militaire de nos ennemis sera si grande qu’il ne savait pas comment on pourrait en venir à bout. Aujourd’hui nous pourrions encore leur tenir tête. Il n’y a pas d’autre alternative que de mener une guerre préventive pour vaincre l’ennemi tant qu’il y a une chance de victoire. Le chef d’état major général a donc proposé que je pratique une politique ayant pour but de provoquer une guerre dans un avenir proche ». Cette crainte d’un affrontement généralisé pousse alors les états-majors des puissance européennes à préparer des plans de guerre. Le plus célèbre et le plus lourd d’implications internationales est certainement celui préparé par le comte Alfred von Schliefen (1833-1913), chef du Grand Etat-major général des armées allemandes de 1891 à 1906. A partir de 1879, les plans de guerre allemands partent tous de l’hypothèse que l’Allemagne aurait à affronter la Russie et la France ; ces deux derniers pays ayant conclu leur alliance en 1894. Plutôt que d’entrer dans les discussions préliminaires au conflit, suite à l’attentat de Sarajevo, le 28 juin 1914, et à la disparition de l’Archiduc François Ferdinand et de son épouse, par ailleurs bien étudiées dans le travail de D. Fromkin, je voudrais retenir surtout le mystère et la crainte que la Russie évoquait en Europe.

En effet, Pour l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, les Balkans étaient considérés comme vitaux tant pour l’expansion économique que pour l’affirmation de la suprématie allemande sur les peuples slaves. L’aspect racial du conflit ne doit pas être minimisé d’autant que la Russie, grâce au soutien de la France, connaissait un développement industriel fulgurant qui générait la peur. Au printemps de 1914, l’ambassadeur du Royaume uni en Russie avertissait le Foreign Office que la Russie devenait si rapidement puissante qu’il fallait « s’assurer de son amitié presque à n’importe quel prix». De son côté Moltke était convaincu que l’Allemagne devait provoquer le plus tôt possible une guerre préventive contre la France et la Russie. Moltke était pessimiste estimant que les Prussiens ne finissent par être submergés par les Slaves du seul fait de leur supériorité numérique. La Russie comptait alors 170.000.000 d’habitants. Il n’avait cessé de préconiser la guerre contre la Russie avant que l’empereur russe n’eut modernisé et réarmé son empire. Il tenait aussi à ce que la Russie apparaisse comme l’agresseur seul moyen de rassembler les Allemands pour vaincre. Le 28 juillet, 1914, Moltke poursuit sa démarche. Son objectif n’est pas de faire la guerre à la Serbie, mais à la France et à la Russie. Il estime que le temps ne joue pas en faveur de l’Allemagne, bien au contraire ! Pour lui, la France et la Russie peuvent être battues en 1914 ; l’Allemagne le serait en 1916 ou 1917. Il faut frapper tout de suite. Les dirigeants français connaissent bien la Russie et ont pu constater l’état de son armée à l’occasion de manœuvres militaires. Il semble bien que la ligne politique du président Poincaré était d’éviter toute provocation de l’Allemagne par la Russie, car il pensait que la France n’était pas en mesure de gagner la guerre. Le Royaume uni tenta bien une dernière démarche auprès des chancelleries allemande et autrichienne, en proposant une rencontre à quatre pour éviter la guerre. Cette ultime proposition fut rejetée. Winston Churchill, Premier lord de l’Amirauté, ordonne, dans le plus grand secret, de mettre la Royal Navy en alerte.

Le mardi 28 juillet, Guillaume II, rentré la veille de croisière, ordonne à son ministre de la guerre Jagow, d’informer Vienne qu’il se propose de jouer l’intermédiaire entre les Autrichiens et les Serbes. Le ministre allemand de la guerre, Erich von Falkenhayn, note dans son carnet : « le kaiser tient des propos confus qui donnent la claire impression qu’il ne veut plus la guerre » Mais Falkenhaym rappelle au Kaiser : «qu’il n’a plus le contrôle des affaires entre ses mains ». Il est clair que la gestion de la crise a bien échappé à l’empereur Guillaume II, Edward House avait d’ailleurs déjà noté dans son rapport à W. Wilson : « l’oligarchie militaire allemande a le pouvoir et… est déterminé à faire la guerre… et même à détrôner le Kaiser dès l’instant où il donnera des signes de vouloir prendre des positions conduisant à la paix ». Sous la pression du ministre allemand des Affaires étrangères, l’Autriche finit par déclarer la guerre à la Serbie. La Russie déclenche la mobilisation dans quatre régions militaires. Le Mercredi 29 juillet ont lieu d’ultimes tractations. Moltke écrit dans son carnet : » Il faudrait à présent un miracle pour éviter le déclenchement d’une guerre qui anéantira la civilisation de presque toute l’Europe pour des décennies». En France, Jean Jaurès soutenait avec toute son énergie les efforts de Poincaré et de Viviani pour la paix. Son assassinat, par Raoul villain le 31 juillet 1914, rallie tout le pays derrière son gouvernement. Tout était en place : l’autorité du kaiser marginalisée, l’entrée en guerre de l’Autriche-Hongrie effective et la Russie devenue agresseur. Moltke saisit l’opportunité qui s’offrait à lui. L’Allemagne déclara la guerre à la Russie le 1er août. Le déroulement des opérations s’opéra selon la plan Schlieffen modifié par Moltke. 6 semaines après le début des combats, l’armée allemande se trouvait sur le sol français pour détruire l’alliée de la Russie dans une bataille décisive : ce fut la première bataille de la Marne Septembre 1914.

La première bataille de la Marne 5-12 septembre 1914

Il n’est pas question bien sûr de reprendre ici l’analyse tactique et stratégique de cette première bataille, mais simplement d’évoquer les débats qu’elle a suscités. Replaçons cependant quelques éléments de chronologie. Sitôt la guerre déclenchée, sur le front de l’Est, le Grand Duc Nicolas Alexandrovič, oncle de Nicolas II, désigné Commandant du front austo-hongrois et allemand, bien qu’il n’ait jamais commandé une armée aussi importante et n’ait pris aucune part à la préparation et la planification des combats, lesquelles furent l’œuvre du général Vladimir Alexandrovič Soumkholinov, Ministre de la guerre de 1909 à 1915 et de l’état-major ; Les Allemands commandés par le fantasque général Hermann von François, lance une première offensive victorieuse sur les Russes à Stalupinnen le 20 aout 1914. Ils font plus de 3000 prisonniers. Poussé par ce succès, le Général François presse Von Prittwitz de lancer la VIIIe armée allemande contre les Russes à Gumbiggen. La première armée russe est dirigée par le général von Rennenkampf ; la seconde par le général Samsonov. Deux généraux expérimentés ; ils ont participé à la guerre russo-japonaise de 1905, mais se détestent suite au lourd contentieux qu’a laissé entre eux la bataille de Moukden (20 février-10 mars 1905) au cours de laquelle Rennekampf refusa son soutien à l’armée de Samsonov et contribua largement à la défaite. Après la défaite de Stalupinnen, les armées russes non seulement se ressaisissent mais mettent en grande difficulté la VIIIe armée allemande du général Maximilien von Prittwitz, le 20 août 1914. Pour éviter l’encerclement, ce dernier décide alors d’ordonner la retraite des troupes allemandes sur la Vistule abandonnant toute la Prusse orientale aux Russes. A Berlin, cette décision est reçue et perçue comme un cataclysme. La Prusse orientale était le berceau de la dynastie des Hohenzollern et le bastion d’où était issue la majeure partie de l’aristocratie militaire allemande qui formait l’essentiel du Haut commandement. La réaction est rapide, le général von Prittwitz est immédiatement relevé de ses fonctions et rappelé à Berlin pour passer en Conseil de guerre ; pour le remplacer, sont désignés les généraux Paul von Hindenburg et son adjoint Ludendorff qui arrivent avec le renfort de deux corps d’armée complets et d’une division de cavalerie soit plus de 50 000 h., prélevés sur le front occidental où l’avance allemande semble se dérouler comme prévue en direction de Paris. Cette décision est pourtant lourde de conséquence. Certes sur le front oriental, les Allemands se ressaisissent et infligent une sévère défaite aux troupes russes lors de la bataille de Tannenberg 26-30 août 1914, suivie de la première bataille des lacs Mazurie du 7 au 15 septembre 1914, mais ils sont arrêtés sur la Marne où se joue la bataille décisive. C’est l’échec du plan Schlieffen et le basculement d’une guerre de mouvement vers une guerre de position dont les tragiques tranchées sont désormais le cadre pendant 4 ans !

Il n’est pas question ici de refaire la stratégie de la première bataille de la Marne mais de souligner d’une part combien l’engagement russe sur le front oriental a été décisif dans la victoire. L’absence de ces deux corps d’armée est à l’origine du redéploiement des armées allemandes et de l’abandon de la marche sur Paris. Pourtant, il est intéressant de noter que pendant longtemps, la victoire de la Marne dans laquelle le général Joseph Gallieni a joué un rôle majeur, a été attribué à l’envoi de troupes françaises sur le front grâce à une noria des célèbres taxis de la Marne. Enfin on se posera la question de savoir si l’ordre de retraite et de regroupement des forces allemandes sur la rive est de la Marne a été donné par von Moltke ou son jeune aide-de-camp Richard Hensch décidant peut être du sort de la bataille.

Aujourd’hui, tous les historiens français sont d’accord que les « taxis de la Marne» n’ont joué aucun rôle dans la victoire. Les 6 et 7 septembre, le général Joseph Gallieni, nommé gouverneur général de Paris le 26 août 1914 alors que le gouvernement lui laissait la capitale pour se replier sur Bordeaux, en accord avec le général Joffre, prend l’initiative de réquisitionner environ 600 taxis pour transporter la 7e division d’infanterie en renfort sur le front. Si sur le plan militaire, la contribution des taxis est absolument nulle ; les troupes transportées étaient des troupes déjà épuisées par les combats ; aucune ne fut déployée sur le front ; elle seront cantonnées en seconde ligne, en revanche, sur le plan politique et médiatique, le défilé des taxis de la Marne, transportant, aux frais de la République les troupes sur le front, illustrait parfaitement l’union entre le front et l’arrière dans une France soudée et décidée à se battre pour rejeter l’ennemi. Le mythe de l’action décisive des taxis de Paris a complètement évincé le rôle déterminant du front de l’est et a été largement véhiculé dans les manuels scolaires des époques ultérieures. Il est temps de renouer le fil de l’Histoire ; c’est d’ailleurs le rôle de notre colloque.

Quant à la décision de regrouper les forces allemandes à l’est de la Marne, elle est difficile à attribuer avec précision. Il faut tenter d’établir une chronologie précise des événements. Le 22 août Helmuth von Moltke décide de remplacer sur le front de l’Est le général von Prittwiz ; le 28 août il décide de transférer sur le front russe deux corps d’armée, soit environ 50 000 h., et une division de cavalerie. Or, c’est à la même date, le 28 août que von Moltke tombe malade laissant ses officiers d’état-major, Gherard Trappen, chargé de la direction des opérations, Richard Hensch, chargé du renseignement et Wilhelm Dommes, chargé de la section politique, prendre des initiatives. C’est alors que les historiens commencent à évoquer le fameux « conseil de direction » qui aurait effectivement conduit les opérations jusqu’à la batille de la Marne. Toutefois, la veille, le 27 août, von Moltke avait encore transmis à ses commandants d’armée, sa Directive suprême pour la continuation des opérations qui maintenait l’encerclement de Paris , la traversée de la champagne et le siège de Verdun. C’est le 30 août qu’il modifie ses ordres suite au changement d’axe de l’armée allemande dont toute l’aile droite marche à l’est de Paris. C’est cette situation qui est mise à profit par Joffre qui a renforcé son aile gauche pour lancer le 5 septembre, la contre offensive française, déclenchant la première bataille de la Marne. Si les premiers jours de l’offensive française, l’état-major allemand reste confiant, von Moltke qui se trouve à Luxembourg où est son Quartier général, et qui a des difficultés de communication avec ses chefs d’armée, est beaucoup plus inquiet. Il envoie le 8 septembre le colonel Hensch faire le tour des états-majors. Le 9, en présence de Hensch, les généraux von Bülow et Laurenstein pour la deuxième armée prennent la décision de battre en retraite, suivis par les généraux von Klück et von Kühl pour la 1e armée et la 3e armée. A 11h 45, von Moltke est mis au courant, il quitte Luxembourg le 11 novembre et, le 12 novembre, ordonne le repli général. Il eut parfaitement conscience de la conséquence de sa décision ; on lui prête cette réflexion « la campagne est perdue ». Il sera dès le 13 novembre remplacé par Falkenhaym et meurt à Berlin d’une crise cardiaque le 18 juin 1916.

Ainsi comme nous avons essayé de le montrer dans le respect de la chronologie, ce ne sont ni von Moltke, ni son aide de camp Richard Hensch qui ont ordonné la retraite. Cette décision fut prise par les généraux commandants les 1e , 2e et 3e armées allemandes sur le terrain. Von Moltke, mis devant le fait accompli n’a fait qu’entériner la décision et décidé le regroupement des forces allemandes à l’est de la Marne. La campagne de France telle que l’avait prévue von Schlieffen était bien perdue ; une autre guerre allait commencer : celle des tranchées.

Conclusion

De cette rapide présentation je voudrais souligner quelques idées qui me semblent essentielles. D’abord l’alliance franco-russe est le fait de personnalités engagées pour la France et la Russie qui ont en commun une véritable tradition culturelle partagée. Il faut retenir le rôle d’Alexandre III, de Nicolas II, comme celui des Présidents de la République Sadi Carnot, Félix Faure, Emile Loubet, Armand Fallières et Raymond Poincaré. Mais derrière ces personnalités, il faut retenir le rôle essentiel du Général de Boisdeffre et de l’amiral Rieunet et pour les Russes du Général Obroutchev dont la propriété de Jaune dans les Landes fut le lieu des premiers contacts. Ce sont eux les véritables initiateurs de l’alliance franco-russe qui ne fut pas seulement politique et militaire, mais aussi économique et culturelle.

Cette allaince franco-russe fut décisive lors de la première bataille de la Marne. C’est la défaite infligée à Von Prittwiz à Gumbinnen qui va décider de l’échec du plan Schlieffen et du remplacement de von Moltke. Il ne faut pas l’oublier et sacraliser le mythe des « taxis de la Marne ».

Enfin, la décision de regrouper les forces allemandes à l’est de la marne ne fut pas prise par von Moltke, ni son aide-camp, Richard Hensch, mais par les généraux von Bülow et Laurenstein à la décision desquels se sont ralliés les généraux von Klück et von Kühl. Cette décision devait sceller le sort de la guerre tel que l’avait prédit von Moltke : Si l’ Allemagne n’est pas victorieuse en 1914, elle sera vaincue dans les années qui suivent ! »

 

J.-P. Arrignon


1 commentaire

  • DEAGE dit :

    Merci beaucoup pour cette brillante présentation…la plus claire et précise sur le sujet jamais lue pour ma part!
    Il faut continuer à faire très attention aux ‘Va-t’en Guerre’.
    Puisse 1914 servir de leçon à 2014.
    C’est pourquoi je souhaite la diffusion la plus large à ce texte qui en rétablissant la vérité historique contribue à la paix aujourd’hui.