Les chrétientés peuvent-elles s’entendre ?

Les chrétientés peuvent-elles s’entendre ?

Intervention au Festival de Géopolitique- Grenoble le 04-04-2014

Dans son exhortation apostolique post synodale Ecclesia in medio Oriente, le pape Benoît XVI pose clairement le sens de la paix pour les sociétés chrétiennes :  Selon les Saintes Ecritures, la paix n’est pas seulement un pacte ou un traité qui favorise une vie tranquille et sa définition ne peut être réduite à une simple absence de guerre. La paix signifie selon son étymologie hébraïque : être complet, être intact, achever une chose pour rétablir l’intégrité. Elle est l’état de l’Homme qui vit en harmonie avec Dieu, avec lui-même, avec son prochain et avec la nature. La paix est le souhait d’une réalité. La Paix est justice. »

En conséquence, pour parvenir à cet état d’harmonie, la nature et la vocation universelle du christianisme exigent que les églises chrétiennes soient en dialogue non seulement entre elles mais aussi avec les membres des autres religions, en particulier, les Juifs et les Musulmans qui croient aussi en un Dieu, Un, créateur de toutes choses. Quand ce dialogue est rompu ; quand les églises ne s’entendent pas, pire encore quand elle s’affrontent, il en résulte un état de conflit que l’on peu qualifier de choc des croyances. Pour illustrer notre propos nous examinerons successivement les données de l’Histoire, puis l’instrumentalisation des religions par les Etats, enfin le problème de la laïcité dans le monde contemporain.

Les données de l’Histoire

Relevons d’abord ce fait que le rapport au divin a toujours été perçu par les hommes comme un facteur d’identité. Ainsi, Thucydide rapporte ce que les Athéniens répliquèrent aux Spartiates qui les accusaient de trahison : comment osez-vous prétendre cela alors que nous partageons, la même langue, le même sang et la même foi. Ainsi, le partage des mêmes croyances est un des éléments clés du concept de nation, compris dans le sens d’une communauté humaine ayant conscience de son identité culturelle, historique, linguistique et religieuse.

Si l’on prend en considération l’empire romain, il est intéressant de noter que le culte impérial, ciment de l’imperium romanum ayant sombré, Constantin (306-337) reconnaît une place aux chrétiens c’est l’édit de Milan(avril 313), édit de tolérance qui précède l’édit de Thessalonique que publie Théodose (379-395) en 380 : Tous les peuples doivent se rallier à la foi transmise aux Romains par l’apôtre Pierre… c’est-à-dire la Sainte Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. C’était le triomphe de la foi catholique trinitaire définie par le premier concile œcuménique Nicée I en 325 et réaffirmée par le 2e concile œcuménique, celui de Constantinople de 381. L’objectif de Théodose est clair : rassembler les Romains, désormais chrétiens dans l’espace politique réunifié de l’imperium romanum ; il en résulta de graves conséquences, dont la plus célèbre, est le lynchage d’Hypatie à Alexandrie en 415, la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie et la destruction des temples païens.

Toutefois, le rassemblement des Romains au sein d’un Empire chrétien était loin d’être pour autant achevé. Les querelles christologiques ayant pour objet la définition de  la nature du Christ ont perduré jusqu’en 787, au concile de Nicée II. L’unité théologique chrétienne de l’empire est désormais fixée par l’ensemble des sept saints conciles œcuméniques auxquels on ne peut rien ajouter, rien enlever ; elle a pour effet immédiat l’exclusion des chrétiens hérétiques de l’empire ; les Nestoriens vont s’installer en Mésopotamie et les monothéistes en Egypte où ils sont mieux connus sous le nom de coptes. Ainsi, l’orthodoxie théologique devient l’identité partagée de tous ceux qui vivent  dans l’espace politique romain. Cette unité va s’exprimer lors de la plus grande crise qui ébranla l’empire romain de 730 à 843, l’iconoclasme. Ce moment est décisif, car devant la poussée des musulmans en marche eis ten polin, vers la Ville, vers Constantinople, l’empire réagit en lançant l’iconoclasme, idéologie de rassemblement des Chrétiens de l’empire derrière l’unique signe du chrétien, la Croix vivifiante et victorieuse. C’est sous cet emblème que les Chrétiens de l’empire vont parvenir à rejeter les musulmans au sud des monts Taurus. C’est alors que les soldats de l’empire sont réunis sous la devise : Dieu avec nous Nobiscum deus ! la fin de l’iconoclasme et le triomphe de l’orthodoxie (dimanche de la sixième semaine avant Pâques) permettent à l’empire byzantin de créer un espace chrétien orthodoxe, l’oikouménè, qui s’étend de l’empire byzantin à la Rus’ de Kiev, de la mer Noire à la Baltique. L’expression désigne l’espace habité par des peuples, de langues différentes,  partageant  la même foi,  attachés à l’héritage culturel de l’Antiquité hellénique, et rassemblés dans un même espace que président l’empereur et le patriarche de Constantinople. Cet espace s’affirme naturellement par l’unité architecturale des églises à plan centré, décorées de fresques qui placent les fidèles dans la continuité de la foi de ceux qui les ont précédés et dont le regard se porte vers le Dieu Pantocrator de la coupole dans l’attente de la parousie.  Cette unité de la chrétienté orientale rassemblée dans l’espace de civilisation de l’oikouménè, induit une vraie rupture de l’unité de la chrétienté, rupture qui qui sera explicite par le schisme de 1054 : 26% des orthodoxes déclarent aujourd’hui connaître la raison du schisme, le Filioque ! La brisure de la chrétienté génère le conflit dont l’aboutissement est la IVe croisade qui s’empare de Constantinople en 1204 et crée l’empire latin de Constantinople (1204-1261). Désormais, les deux chrétientés l’occidentale et l’orientale s’affrontent violemment sur la ligne de fracture de l’obédience religieuse : bataille du lac Peïpous ou lac des Tchoudes où Alexandre Nevsky bat les chevaliers teutoniques le 5 avril 1242 et prise de Constantinople par le général Stratégopoulos le 25 juillet 1261. Désormais les deux chrétientés sont face à face enfermées dans leur identité liturgique, culturelle et artistique. En Occident, c’est le temps de la théocratie pontificale qui prend toute sa mesure sous le règne d’Innocent III (1198-1216). En 1214, le pape prend le titre de vicaire du Christ et abandonnes celui de vicaire de Pierre. Il reconnaît aux princes le pouvoir de potestas mais garde pour lui, celui de  l’auctoritas ; c’est l’augustinisme politique. Dès lors l’Occident est rassemblé sous des pouvoirs temporels présidés par le Vicaire du Christ, le Pape et dans une unité artistique qu’est le rayonnement de l’art gothique. Bien sûr, des conflits vont opposer les rois de France et les empereurs germaniques au pape, notamment lors de la querelle des investitures (1075-1122), mais c’est l’empereur germanique Henri IV qui va à Canossa ! Cette unité de l’Occident autour de l’auctoritas pontificale et  de l’art gothique, crée la Respublica christiana et  rend le christianisme occidental conquérant : le pape et lui seul décide des croisades, puis organise les Ordres militaires chargés de porter le christianisme occidental dans les pays encore païens, en Lituanie notamment. En 1337, l’empereur germanique Louis IV accorde à l’Ordre des Chevaliers teutoniques le privilège impérial de la conquête de la Lituanie et de la Russie, régions considérées alors comme païenne et hérétique.  

Cette unité de la chrétienté occidentale est brisée par le Grand schisme d’Occident (1378-1417) divisant la chrétienté occidentale pendant quarante ans et préparant la réforme protestante argumentée dans toute l’Europe par John Wyclif (1326-1384) en Angleterre, Jan Hus (1369/1373-1415) en Bohême, Martin Luther(1483-1546) et Jean Calvin (1509-1564) en France et dans l’Empire. Pour contrer ces mouvements de contestation de l’église romaine, celle-ci organise le concile de Trente (1542-1563) mais ne parvient pas à rassembler. La division de la chrétienté débouche sur les guerres de religion, entre protestants et catholiques, guerres qui embrasent toute l’Europe pendant les XVIe et XVIIe s. La liste de ces conflits est révélatrice :

XVIe s.

Saint-Empire romain et germanique : Guerre des paysans allemands (1524-1526) ; Guerre de Kappel en Suisse (1529 et 1531) ; Guerre de Smalkalde (1546-1547) ; Guerre de Cologne (1583-1588).

Angleterre : Révolte du livre de la prière commune (1549) ; Révolte des comtes du Nord (1569) ;Guerre anglo-espagnole 1585-1604).

Ecosse : Soulèvement protestant (1559-1560)

France : Guerre de religion (1562-1598)

Pays-Bas : Révolte des Gueux (1566-1567) ; Guerre de Quatre-Vingts ans (14568-1648)

Irlande : Rébellion des Géraldines du Desmond (1582-1583) ; Rébellion de Tyrone (1594-1603).

XVIIe s.

Europe : Guerre de Trente ans (1618-1654)

France : Guerre de Monseigneur de Rohan (1621-1629)

Royaume Uni : Guerre des Trois royaumes (1639-1655

XVIIIe s.

France : Guerre des Cévennes (1702-1704)

XXe s.

Guerre en Irlande du Nord opposant catholiques et protestants. Trente ans de conflits jusqu’au 8 mai 2007.

Comme nous le voyons à partir de cette énumération, la « robe déchirée de l’Eglise » se traduit par des guerres le plus souvent extrêmement cruelles et destructrices. L’Europe en sort exsangue et épuisée, car l’Eglise depuis l’An mil avait été la régulatrice de la société sous  tous ses aspects.

Avec la chrétienté orientale, les rapports sont très conflictuels depuis la création de l’église uniate au concile de Bâle-Ferrare/Florence et Rome (1431-1441)  dont le premier prélat fut l’ex métropolite de Moscou, le cardinal Isidore. De même, la poussée du protestantisme à partir des Pays Baltes notamment suscita des hérésies en Russie. La division de l’église est un formidable terreau d’affrontements dont nous avons la trace dans l’instrumentalisation des croyances telle que nous pouvons la lire dans la littérature slavonne antilatine. Cette littérature, à la fois populaire et fantasmatique, est un puissant vecteur d’unité pour combattre les adversaires : les Polonais lors de leur  poussée  en Russie à l’occasion du Temps des Troubles (1598-1613) et des épisodes des faux Dmitrij .

Les XVIIIe, XIXe et XXe s., voient la construction de grands empires qui s’affirment par leur développement industriel, la conquête de colonies et bien sûr, leur croyance le plus souvent instrumentalisée au service de l’Etat qu’ils représentent.

II – L’instrumentalisation des croyances

Comme nous avons pu le relever, la croyance est un élément essentiel de la définition d’une identité ; aussi les empires vont instrumentaliser la foi par des « cris de guerre » et des signes visibles : Les soldats romains de l’empire byzantin dans leur lutte contre l’Islam se battaient au cri Nobiscum Deus ! Les empereurs vont instrumentaliser le labarum constantinien comme symbole impérial. De la même façon, les empereurs du Saint-Empire-romain-germanique ont instrumentalisé l’héritage chrétien dans leur drapeau. Cette tradition a perduré sous le second empire allemand, le IIIe Reich ; il en fut de même dans l’empire russe. La référence à un symbole est essentielle ; en France, chacun se souvient de Montjoie Saint Denis et le célèbre Dieu et mon Droit des Anglais à Crécy le 26 août 1346. Plus près de nous, beaucoup se souviennent du célèbre Gott mit uns, devise militaire allemande du Saint-empire-romain-germanique au IIIe Reich.

C’est à partir de 1847 que cette devise fut placée sur les boucles de ceinturon de l’armée prussienne, puis, à partir de 1919, elle fut placée sur les boucles de la Reichswehr ; enfin, à partir de 1935, elle fut la devise des forces terrestres de la Werhmacht. En revanche, les troupes SS avaient sur leurs ceinturons une autre devise : Meine Ehre Heist Treue/Mon honneur s’appelle fidélité.

La première utilisation de cette devise Gott mit uns apparaît lors de la guerre de Trente ans (1618-1648). Cette même formule avait été utilisée peu avant par le roi de suède Gustave II Adolphe (1611-1632). Depuis 1962, la Bundeswehr a pour devise Einigkeit, Reich, Freiheit/ Unité, Droit/Liberté ; par contre, la police fédérale a conservé la devise Gott mit uns jusque dans les années 70. Ainsi, il est clair qu’il est nécessaire aujourd’hui de redéfinir les rapports entre l’Etat et les religions chrétiennes et non chrétiennes pour refonder la société et notamment la laïcité sur une base nouvelle.

III Pour une laïcité inclusive

Dans le monde aujourd’hui deux réalités s’opposent : la laïcité avec ses formes les plus extrêmes et le fondamentalisme violent qui revendique une origine religieuse. La laïcité ne doit pas être une laïcité d’exclusion, rejetant le fait religieux dans une simple tolérance. Il  est difficile de réduire la religion à la seule sphère du privé comme si elle n’était qu’un culte individuel et domestique situé hors de la vie, de l’éthique et de l’altérité. Cette dimension a été bien comprise en Inde où l’on a préféré le terme « sécularisme » à celui de laïcité, pour désigner la liberté de pratiquer leurs cultes et d’exercer des activités prosélytes. Cette forme de laïcité vise à libérer la croyance du poids du politique et à enrichir la politique par les apports du christianisme, en maintenant la nécessaire distance, la claire distinction et l’indispensable collaboration entre les deux. Aucune société ne peut se développer harmonieusement sans affirmer le respect réciproque entre politique religion et en évitant la tentation constante du mélange ou de l’opposition . Le spirituel et le temporel ne doivent pas s’inscrire en dialectique d’opposition et de tolérance mais dans celle du respect et du partage pour la construction du bien commun. C’est cette dimension héritée de l’empire chrétien d’Orient que l’on trouve dans le concept de symphonie, expression d’une même voix des deux pouvoirs pour construire le koinon agathon. Cette symphonie résulte naturellement d’une rencontre,  l’oikonomia, c’est-à-dire le nécessaire dialogue  entre les deux pouvoirs, pour la construction du bien commun ! Cette conception  prévaut aujourd’hui en Russie, non seulement avec les Orthodoxes mais aussi, bien sûr, avec les Musulmans, et les Juifs. Elle est à la base du vivre ensemble. La laïcité n’est plus dans une démarche d’exclusion, mais dans une démarche d’inclusion. Les croyants de toutes religions ne se sentent plus tolérés, mais associés dans un même ensemble pour construire l’avenir.

Il est clair que les chrétiens comme les chrétientés ne peuvent que s’entendre et s’assumer dans l’esprit des  béatitudes pour devenir des constructeurs de paix et des apôtres de la réconciliation au profit de la société toute entière.

 

Jean-Pierre Arrignon


1 commentaire

  • Denise Moret dit :

    Merci de cet article si précis et large qui ravive mes connaissances.
    Merci de me laisser sur votre liste de destinataires.
    J’espère refaire un voyage avec vous.