Le discours de Madame le Professeur Ekaterina Narochnitskaya prononcé lors de la soirée en hommage du Professeur Jean-Pierre ARRIGNON, le 20 octobre 2021 au Centre Spirituel et Culturel Orthodoxe russe à Paris

Ekaterina Narochnitskaya, directrice de recherches à l’Institut de l’Europe de l’Académie des sciences de Russie, directrice du Centre d’analyses a la Fondation “Perspective Historique” (Moscou), rédactrice en chef de la revue en ligne “Perspektivy”

Mesdames et Messieurs, Chers collègues, Chers amis, Bonsoir,

C’est un grand privilège de pouvoir rendre hommage à la mémoire du professeur Jean-Pierre Arrignon et contribuer à la présentation de son livre-testament. Je remercie le Centre spirituel et culturel russe, son directeur ministre conseiller Léonid Kadyshev et Madame Zoya Arrignon pour cette chance.

La personnalité de Jean-Pierre Arrignon était remarquable. Il était plus qu’un chercheur réputé, brillant enseignant, intellectuel, homme de grande culture. C’était un penseur, un penseur à l’esprit ouvert, indépendant, humaniste et véritablement universaliste. Il ne regardait pas les trajectoires historiquesvariées avec un scepticisme initial, si typique de la pensée occidentale.Il considérait autres expériences sans préjugés dogmatiques, voyait leurs significations singulières, leurs apports particuliers à la civilisation mondiale. Il cherchait à comprendre l’âme du peuple, de la civilisation qu’il étudiait. Et en même temps il était très français dans sa mentalité et ses goûts, profondément enraciné dans le sol de sa patrie, très attaché à la culture et l’identité françaises telles qu’elles se sont formées au cours des siècles.

Médiéviste-byzantiniste, maîtrisant la langue russe et le slavon, Jean-Pierre Arrignon est devenu un spécialiste reconnu du monde slave et orthodoxe. Mais au centre des ses recherches se plaçait la Russie. Il s’est voué à étudier son histoire et sa culture en profondeur et en continuité – des origines à nos jours. Par ailleurs, cet historien professionnel du passé se faisait remarquer par l’intérêt vibrant et constant qu’il portait aux développements actuels à travers la planète.

Mais ce qui me fascinait le plus dans la personnalité de Jean-Pierre Arrignon, c’était sa passion pour la vie. Il l’acceptait avec inspiration et courage, dans tous ses aspects, avec ses joies et douleurs, accomplissements et pertes, chances, épreuves, défis… Un certain optimisme existentiel et aussi historique émanait littéralement de lui. Et pourtant il partageait la déception et l’inquiétude par rapport à de nombreuses mutations de notre temps – sociétales et politiques, culturelles et géopolitiques, en France et ailleurs. Son enthousiasme humain et historique, qui n’avait rien à voir avec laxisme ni positivisme, était du genre supérieur et m’avait d’abord laissée perplexe. Avec le temps, j’ai compris qu’il puisait sa force dans la foi chrétienne, qui était chez Jean-Pierre très profonde, même s’il ne l’affichait pas. C’est cette foi qui lui donnait une confiance fondamentale en nature humaine. Dans celle-ci il voyait – malgré tout – l’icône de Dieu. (Je me réfère ici aux paroles confidentielles adressées par Jean-Pierre, une année avant son décès, aux membres de l’association « Renaissance Française », pour les fêtes de Noel et Nouvel An : « …il nous appartient d’ouvrir les chemins de Paix par la culture, le savoir-faire et le dialogue ; il nous appartient de promouvoir l’Humanisme en reconnaissant dans chaque Homme l’icône de Dieu »).

Son dernier ouvrage, le professeur Arrignon le rédigeait, en luttant déjà contre une grave maladie. Il tenait absolument à achever ce volume, qui représente en quelque sorte le bilan de ses travaux historiques. Ici il a synthétisé ses longues recherches et réflexions sur l’histoire de la Russie, l’objet principal de son œuvre.

Le vaste tableau que dresse l’auteur impressionne déjà par son ampleur. Parmi ses autres mérites je noterai d’abord quelques unes des plus évidents et incontestables. 

Premièrement, c’est un exposé extrêmement dense, riche, clair et concis en même temps. Raconter une histoire plus que millénaire sur 500 pages pose évidemment le problème de sélection. La sélection des données, proposée par Jean-Pierre Arrignon, est soigneusement réfléchie. De plus, ici et là, l’historien procède encore mieux – il condense multitudes de faits à sa propre façon pour en donner une brève description généralisée maximalement substantielle.

Deuxièmement, l’ouvrage se distingue par une approche thématique et méthodologique intégrale, qui couvre pratiquement tous les aspects de la vie historique. Il y a longues tendances dans la logique de l’Ecole des Annales, mais aussi grands personnages de l’histoire et évènements clé ; politique intérieure et extérieure, économie, structures sociales, facteurs géographiques et naturels, vie religieuse, intellectuelle et culturelle, mœurs, idées, sciences, tous les domaines des arts sans exception – tout est là.

Déjà ces deux groupes d’atouts seraient suffisants pour rendre le livre hautement utile et l’enlever sur d’autres exposés généralisés. Mais le professeur Arrignon a fait beaucoup plus, et cela sur le plan conceptuel.

Une des particularités essentielles de son ouvrage – par rapport à une tradition dominante de l’historiographie occidentale – relève de l’optique philosophique. J.-P. Arrignon, comme lui-même l’a souligné, ne regarde pas l’histoire russe à travers le prisme occidentaliste. Il veut « voir la Russie depuis la Russie ».

La principale originalité conceptuelle de son livre est de considérer la Russie comme la Fille ainée de Constantinople. Ce point mérite une attention à part. Quelqu’un dirait qu’il n’y a rien de nouveau dans la constatation de l’influence byzantine sur la Russie. Le fait est vraiment largement connu depuis longtemps. Toutefois, il est généralement compris d’une manière simpliste, schématique et à certains égards dogmatiquement fausse. Rappelons-nous les mythes sur la fameuse doctrine du III Rome. Pareilles thèses stéréotypées ont été mille fois exploitées pour opposer la Russie à l’Europe, l’orthodoxie au christianisme occidental, et par ailleurs pour dresser l’image globalement négatif de la Byzance.

La formule métaphorique « la Fille ainée de Constantinople » appliquée par le professeur Arrignon à la Russie est profondément différente. Et c’est beaucoup plus qu’une simple métaphore voyante. En fait c’est l’idée pivotale de son étude, qui donne à l’héritage byzantin dans l’histoire russe (et vice versa) une dimension nouvelle, continue, essentielle. Une dimension qui détermine grosso modo la trajectoire générale de la Russie millénaire. Il s’agit d’un nouveau concept à tester, appliquer, compléter, développer…

Le professeur J.-P. Arrignon réunissait les compétences de byzantiniste et de spécialiste de Russie de différentes périodes avec une culture philosophique d’un intellectuel occidental et une vision ouverte de l’histoire globale. Cette rare combinaison le plaçait mieux que d’autres pour voir l’héritage byzantin en Russie dans un cadre plus varié, exact, nuancé, et libre de préjugés. Par sa formule il désigne nettement la nécessite de reconsidérer tout ce sujet sous un angle plus profond et non-biaisé.

En outre, en nommant la Russie la Fille ainée de Constantinople, Jean-Pierre Arrignon a lancé, selon moi, plusieurs messages au-delà du registre purement scientifique. Nous savons tous par quelle analogie cette métaphore est faite et qui se nommait la Fille ainée de l’Eglise catholique. Ce sont les fondements chrétiens de l’identité française, qui sont aussi implicitement accentués – message 1.

Message 2 consiste à tracer un double parallèle entre la Russie et la France. Comme filles ainées des deux pôles historiques du christianisme, nos pays se présentent comme les deux piliers d’une grande civilisation européenne enracinée dans son histoire entière. En même temps, ce sont justement la Russie et la France, qui ont vu se développer, dans leur intérieur même, un nihilisme le plus fort et radical rejetant leurs racines chrétiennes et plus généralement historiques. Pour les deux pays les clivages internes autour de ce sujet se sont avéré un problème lourd et sensible, même si les tendances contemporaines sur ce plan divergent beaucoup.

Message 3 : c’est sur les filles aînées des deux pôles historiques du christianisme, la France et la Russie, que repose une responsabilité particulière pour la continuation de la civilisation européenne.

Le professeur Arrignon a de bonnes raisons de finir son dernier ouvrage par les mots suivants : « L’Europe porteuse de la Multipolarité devrait se rapprocher de la Russie pour ouvrir une troisième voie plus démocratique, humanitaire, social, écologique ». Tel est son testament d’historien et d’analyste du monde actuel. On peut se demander, si dans le contexte politique et idéologique existant cet impératif sera entendu. Mais l’étude historique, sur laquelle il se fonde, sans aucun doute fera date.  Par ses qualités professionnelles elle est vouée à devenir un livre de référence pout tout étudiant du monde russe.

Il importe d’ajouter, que Jean-Pierre Arrignon se distinguait par une exceptionnelle délicatesse envers les autres – dans son travail ainsi que dans les relations privées. Respect pour les opinions divergentes était un de ses principes basiques. Cela se manifeste aussi dans le titre, qu’il a choisi pour son livre : « Une histoire de la Russie ». L’auteur a clairement expliqué ce choix dans un de ses derniers entretiens aux media : « Je n’ai pas le monopole de vérité. Personne ne l’a ». Sa façon à défendre son credo, y compris la coopération entre la France et la Russie, l’Europe et la Russie, consistait à le promouvoir à travers connaissances, compréhension dépolitisée, culture et dialogue.

Pour moi et ma sœur Natalia, qui présidait à Paris l’Institut de Démocratie et de Coopération, Jean-Pierre et Zoya Arrignon sont devenus très chers amis et aussi collègues, puisqu’on collaborait dans divers projets. Chaque rencontre avec eux étaient une source inoubliable de joie, d’énergie, d’inspiration, de nouvelles idées ! Nous sommes infiniment reconnaissantes au destin qui nous a fait se connaitre. Je tiens à rendre encore une fois hommage à la mémoire de cet homme extraordinaire et à le remercier pour tout ce qu’il a apporté à notre vie, à la science historique et aux liens russo-français.


1 commentaire

  • Jean Lalanne dit :

    Voilà un très bel hommage rendu à ce grand personnage que j’ai eu l’honneur d’approcher à quelques reprises. Puisse son travail poser les bases d’un rapprochement entre nos deux pays, lors que la France reviendra de son égarement actuel. Le point commun entre nos deux pays est la Très Sainte Vierge Marie qui est chez elle en France et en Russie !