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Erwan PENSEC
Des peuplades slaves préchrétiennes à l’État russe contemporain, dans son ouvrage «Une histoire de la Russie» (sortie prévue en octobre 2020 aux éditions Perrin), Jean-Pierre Arrignon, professeur honoraire des universités, agrégé d’histoire et spécialiste de ce pays, propose une vision nouvelle, se voulant globale, du destin de cette nation. L’auteur a répondu aux questions de Russia Beyond.
Russia Beyond : Pourquoi avoir entrepris la rédaction de l’histoire de Russie, projet qui a d’ores et déjà été mené par le passé ?
Jean-Pierre Arrignon : Eh bien tout simplement parce que j’ai voulu, à ma façon, rendre hommage à tous ceux qui m’avaient formé, et notamment en Russie. Vous savez, j’ai eu la chance d’être formé par d’éminents byzantinistes russes comme feu Iaroslav Chtchapov, par Dmitri Likhatchov en littérature médiévale, des personnalités exceptionnelles. Et donc j’ai voulu écrire une histoire de Russie, et non pas l’histoire de Russie, c’est-à-dire la vision que, moi, j’ai eue de la Russie, à travers ma formation complémentaire que les Russes m’ont apportée à ma formation française.
C’est une vision qui se voudrait presque de Confucius, il faut connaitre avant de juger, il faut comprendre avant de juger. C’est-à-dire que l’effort que j’ai fait est d’avoir essayé non pas de prendre des positions pour ou contre, mais simplement d’analyser les documents, les faits, et de me poser la question : « Mais pourquoi ont-ils fait ça ? ». C’est une histoire de Russie qui est la mienne, mais qui se veut à la mesure, si j’ose dire, de la formation que m’ont apportée les Russes.
En quoi votre œuvre se distingue-t-elle des autres ? Que le lecteur pourra-t-il y apprendre de nouveau ?
D’abord, j’ai des lignes directrices, il y a une cohérence. Par exemple, le concept de civilisation d’héritiers. Les Russes sont les héritiers de Constantinople, et cet héritage-là, ils en sont fiers, il a été structurant, il est toujours actif. Et ça, c’est une logique que vous ne trouverez évoquée pratiquement nulle-part ailleurs. Deuxième point, que les gens vont retrouver, c’est que l’histoire que je propose, est une histoire globale, l’histoire ne se limite pas aux actions des uns ou des autres, c’est aussi la littérature, elle s’exprime à travers l’art, la culture, elle est contextualisée à chaque époque. Et donc, si l’on veut connaitre un pays, une civilisation, il faut absolument avoir une approche globale et non pas segmentaire.
Sur quelles sources vous êtes-vous appuyé pour ce travail et combien de temps la rédaction de ce livre a-t-elle nécessité?
Plus de dix ans. J’ai 50 ans de recherche sur la Russie. Car moi je suis nourri de la culture russe. L’écriture de ce livre a demandé plus d’une décennie, car il faut le temps de peser, d’écrire, de reprendre, de donner une cohérence au tout. C’est ce que je me suis forcé de faire.
Alors bien sûr les sources, pour les périodes les plus anciennes, c’est la Collection complète des chroniques russes, qui sont des éditions, qui ont commencé à la fin du XIXe siècle et continuent aujourd’hui, de tous les documents dont on peut se nourrir. L’essentiel de ma documentation, c’est ça. Puis, l’autre partie de ma documentation, ce sont les travaux de mes collègues soviétiques. Vous savez, pour qu’une découverte en Russie soit connue de l’Occident, il faut quasiment une génération, et par conséquent moi j’ai, à cette différence-là, travaillé sur la source et sur l’approche que les Russes se faisaient eux-mêmes de leur histoire. Je ne vois pas l’histoire à l’aune de Harvard.
Dans votre ouvrage, vous abordez non seulement l’histoire, mais aussi la culture, au travers de l’architecture, de l’art, etc. Comment parvient-on à condenser la « civilisation » d’un si vaste pays en 500 pages ? Avez-vous dû renoncer à traiter des thèmes qui vous tenaient pourtant à cœur ?
Je dirais non, tout simplement car je suis resté fidèle à ma ligne directrice. Ma ligne directrice était ce qui se maintient, qui traverse les siècles. L’histoire est un continuum, elle évolue. Partout, les renoncements que j’ai dus faire, sont des renoncements qui, pour moi, sont tout à fait secondaires. Par exemple, je ne m’appesantis pas sur les guerres. Je ne rentre pas dans le détail d’un certain nombre de conflits. Et j’utilise les notes infrapaginales, pour renvoyer. Le Goulag, par exemple, vous avez Le Livre noir du communisme, il y a dedans le magnifique travail de Nicolas Werth. Il suffit de lire ça. J’évoque l’élément, je parle des événements, en positif ou en négatif, et dans les notes infrapaginales, je m’efforce de donner des compléments d’opinion, qui permettent au lecteur de se faire une idée. Je me suis efforcé de donner une bibliographie ciblée en français et en russe quand c’est possible, pour que les gens puissent véritablement aller un peu plus loin s’ils le souhaitent.
Ayant parcouru l’entière histoire de la Russie, n’êtes-vous pas de cet avis que c’est une constante pour l’Europe et la Russie d’osciller entre amitié et défiance ?
Malheureusement c’est une constante. C’est intéressant de voir que depuis son baptême, la Russie a été intégrée au monde occidental, elle fait partie de la Res publica christiana, elle est chrétienne, elle va fournir une reine à la France. Et puis, avec Alexandre Ier, c’est la Russie qui va calmer l’Europe et qui veut faire rétablir son ordre, l’ordre conservateur, sur l’Occident. Et cela va donner les guerres du XIXe siècle. Mais ce qui est intéressant est que la Russie a toujours été liée à l’évolution du monde occidental, depuis Pierre le Grand notamment. La Russie participe à la Première Guerre mondiale, on l’a oublié. Les Russes ont eu plus de morts que les Français lors de la Première Guerre mondiale, et ils ont été pendant des années, des décennies, les grands oubliés de l’histoire. Il faut le rappeler.
C’est mon rôle de montrer que la Russie a participé à la construction de l’Europe. Quand vous voyez les géographes russes, qui ont parcouru les mers au XIXe siècle, qui ont donné des noms russes à différentes îles et structures, la Russie, et ça j’ai voulu le souligner, participe à la connaissance mondiale. C’est cette participation de la Russie à la cause des sciences mondiales qui en fait véritablement un élément clef de la dynamique européenne. Lequel élément s’est poursuivi jusqu’à nos jours dans le spatial, dans lequel la Russie et l’Europe travaillent main dans la main, même si les blocages politiques peuvent être importants.
Ce livre est loin d’être votre premier et vous avez à votre actif de nombreux ouvrages portant sur des fragments précis de l’histoire russe. Considérez-vous donc cette nouvelle publication comme une compilation de votre travail, comme l’achèvement d’un vaste projet ?
Je ne pense pas que ce soit une compilation, car je ne reprends pas ce que j’ai dit. Par exemple, va sortir au mois de novembre un livre sur la conception de pouvoir. J’y explique comment en Russie se sont opposées les deux thèses, celle de Norbert Elias et celle de Bourdieu, sur la conception du peuple en tant que porteur du pouvoir, régalien notamment. Ça, je n’en parle pas dans mon livre. Ce livre-là, c’est vraiment une vision globale, totale, qui veut dire aux gens : « Regardez donc, la musique classique est souvent russe, le roman russe, Dostoïevski, Tolstoï, Gogo et les autres, sont omniprésents dans notre conscience à nous, littéraires. Et donc la Russie fait partie de ce mouvement du savoir, de la sagesse. Ce n’est pas uniquement des conflits, des oppositions, des violences ». Je veux sortir de ce Russian bashing comme on appelle ça, qui ne voit dans la Russie que le mal, le bien étant bien sûr l’Occident. Non, l’Occident s’est construit avec la Russie, et la Russie s’est construite avec l’Occident. Alors retrouvons cette dynamique positive, qui est l’objet de ce livre. C’est en cela qu’il est différent, et non une compilation. J’ai voulu lui donner une autre forme, une autre force, une autre dimension.