L’ETYMOLOGIE DE LA FRONTIERE à TRAVERS L’HISOIRE

L’ETYMOLOGIE DE LA FRONTIERE à TRAVERS L’HISOIRE

(la conférence prononcée lors du 7ème Festival de Géopolitique à Grenoble, 12-15 mars 2015)

Le mot frontière apparaît ca 1213 pour désigner la ligne de front séparant deux armées. A la fin du XIVe s. et au début du XVe s., la frontière désigne la zone limite bordant un territoire. L’étude du mot et de la notion de frontière ont suscité depuis Lucien Febvre[1], jusqu’à nos jours une foule d’études, de séminaires et de colloques[2]. Le géographe et ethnographe allemand Friedrich Ratzel (1844-1904) distingue clairement la zone frontalière et la frontière linéaire. Pour lui, l’existence d’une zone frontalière plus ou moins épaisse est la réalité (Wirklichkeit) de la frontière, alors que la frontière linéaire ne serait qu’une abstraction, une ligne entre deux places fortes, qui traduirait un contrôle politique le plus souvent assez récent. Ainsi, la linéarité de la frontière reposerait pour l’essentiel sur la souveraineté alors qu’auparavant, elle s’inscrivait dans la notion de territoire. Tout naturellement ces concepts ont laissé leurs traces dans le vocabulaire.

Il est intéressant de noter que depuis le IIIe s. avant J.-C. jusqu’au règne de l’empereur Auguste (27 avant J.-C-14 après J.-C), l’empire romain n’a cessé d’étendre son territoire. Son successeur Tibère s’efforce alors de consolider les conquêtes en s’appuyant sur des états-clients qui assuraient à l’empire une « frontière invisible ». Toutefois la gestion politique de ce concept avec les états d’au-delà du Rhin ou du Danube était délicate et la défense des régions limitrophes reposaient sur la présence de puissantes légions installées dans des camps situés à l’intérieur de l’empire. C’est au I s. que se met en place le limes, dont l’un des plus connus est le mur d’Hadrien. Il s’agit de matérialiser la frontière par une route qui relie la frontière à des fortins d’où les légionnaires peuvent intervenir rapidement. Désormais la frontière sépare deux mondes, en deçà se trouve le monde romain au-delà, le monde des barbares. Au VIe s. Procope de Césarée (ca 500-565, dans son De Aedificiis emploie fréquemment l’expression romaiôn gè/terre des Romains pour désigner les provinces voisines des frontières orientales ou septentrionales qu’il oppose à la Persôn gè/ terre des Perses qui désigne l’empire sassanide. La frontière est donc l’espace qui sépare deux espaces de civilisations rivaux. Toutefois, la frontière qui sépare ces deux entités de civilisation, se matérialise dans l’espace par des bornes sacrées que l’on nomme oria et eschataiai[3], qui marquent la frontière séparant les grands états. Le terme eschatia est moins précis. Procope l’emploie pour désigner l’extrémité de l’empire romain, la romaia gè, au-delà de laquelle se trouve l’empire perse. Il s’agit d’une zone de contact, mouvante qui, au gré des fluctuations politiques, peut évoluer et se trouver dans l’un ou l’autre empire, d’où l’emploi en parallèle des couples adverbiaux ektos/evtos, au-delà/en deçà., notamment lorsque Procope fait référence à un fleuve, le Danube ou l’Euphrate. Ainsi, pour le grand historien byzantin du VIe s., Procope, le concept de frontière est double. Il se définit d’abord par une insertion à l’intérieur d’un espace homogène porteur d’une civilisation, espace dont le forum et les basiliques sont le signe majeur ; c’est d’ailleurs pour cela que dans le De aedificiis, le retour des cités dans la romaia gè, se manifeste par la reconstruction du forum.

Si nous comparons les termes employés par Procope au VIe s. avec ceux employés par l’ empereur Constantin VII Porphyrogénète dans son De administrando Imperio écrit entre 948-959, nous constatons l’apparition de termes nouveaux pour désigner la frontière : orothesia, sunoros, akra, kleisoura, chacun ayant un sens particulier. Ainsi, orothesia désigne la frontière dressée dans un lieu dépourvu de repères géographiques, lieu que l’on s’engage par serment à ne pas franchir ; sunoros, employé au singulier désigne le plus souvent une frontière naturelle, particulièrement un fleuve ; le terme akra désigne quant à lui, une frontière intérieure, celle qui sépare les circonscriptions territoriales de l’époque, les thèmes ; enfin, kleisoura est employé pour nommer une ville fortifiée qui commande une région d’accès difficile. Paer contre, les territoires qui ne font pas partie de l’empire romain romaia gè, sont souvent désignés par des couples adverbiaux nouveaux peran/perathev, avôthen/endothen, ou la préposition ezô ou un verbe nouveau plèsiazein. Ces [4]termes permettent de localiser la région par rapport à des repères géographiques, le plus souvent un fleuve et, pour les régions les plus éloignées, l’empereur utilise è ezô Rôsia qu’il faut comprendre par Russie lointaine.

Si l’on considère la Rus’ de Kiev, la Chronique des temps passés, ne désigne pas le pays par des termes géographiques mais par une expression abondamment utilisée et très générique, russkaja zemlja/terre russe, dans le sens d’état. La terre russe n’a pas de frontière. Le mot granitsa/frontière n’apparaît qu’au XIVe s.[5]La frontière n’est pas encore matérialisée ; la terre russe s’étend là où se trouvent les tribus des Slaves de l’Est, là où l’on utilise la même langue, le vieux russe et là où l’on vénère les mêmes divinités païennes d’abord puis le christianisme byzantin après la conversion de Vladimir en 988/989[6]. La terre russe se définit par les marqueurs d’identité que sont la langue et la foi et non par le pouvoir politique. La terre russe occupée et insérée dans un état conquérant , reste terre russe ! C’est l’unité de cette terre russe qui est mise en cause par l’historien ukrainien Hruchevsky[7] au nom de la théorie de l’ethnogénèse[8] afin de reconnaître les origines de l’Ukraine dans la Rus’ de Kiev. Pourtant le mot ukraina, dans le sens de frontière apparaît en 1189 dans la Chronique hypatienne dans le sens générique de frontière[9]. IL faut attendre la conquête mongole(1237-1240) puis la formation de l’Etat polono-lituanien au nord-ouest, de la Russie moscovite au nord-est et de l’empire ottoman au sud, pour que les terres de la région de Kiev, jusqu’alors zone de paissance et de remonte de la cavalerie mongole, soient alors considérées par chacun des Etats voisins en pleine expansion au XIVe s., comme une marche, une ukraïna que les Russes ont appelé dikoe polje/terre sauvage[10] C’est alors que le nom prend peu à peu sa valeur de territorialité.

Au nord du Danube et de la Serbie, entre l’empire ottoman au sud et l’empire d’Autriche au nord, en 1522 sont créés les confins militaires ou Krajna militaire[11], vaste zone qui s’étend de la Croatie au Banat en passant par la Hongrie et la vojvodine. Ce territoire était vide d’habitants jusqu’à ce que les Habsbourg y installent des milliers de réfugiés, les Haïdouk,s avec un statut spécial proche de celui des cosaques russes ; ils seront les pandoures des Habsbourg.

Enfin, l’exemple le plus connu de la frontière linéaire est celle des 4 rivières Rhône, Saône, Meuse, Escaut qui marquent du XIVe aux XVIe s., la frontière de la France avec l’empire[12]. Il faut attendre le XIVe s. pour que l’idée du royaume de France soit naturellement limitée par une frontière orientale formée de quatre rivières. Le cours pérenne des fleuves assure la certitude de la permanence des nations, à la différence de l’empire. Ainsi naît une évidence géographique, perception mentale davantage que réalité vécue, par un effet de ce nouveau savoir d’Etat qu’est le gouvernement d’un territoire. Comme nous venons de le présenter rapidement, la frontière, le plus souvent, limite des espaces de civilisation dont les limites sont mouvantes au cours des âges. Aussi toute une série de termes a été utilisée pour marquer la profondeur de la frontière avec un no man’s land souvent peuplé d’émigrés qui servaient d’auxiliaires aux grandes puissances voisines. En ce sens, l’étude de ces vocables permet de mieux comprendre les constructions politiques dans la durée.

JP Arrignon

 

 

[1] FEBVRE, Lucien, « Frontière : le mot et la notion » Pour une histoire à part entière, Paris, SEVPEN, 1962, p. 11-24.

[2] HAMMAN Philippe et Pascal HINTERMEYER Pascal, Revisiter les frontières », Revue des Sciences Sociales, 2012, n° 48, p. 8-16. KAISER Wolfgang, Penser la frontière – Notions et Approches, Histoire des Alpes –Storia delle Alpi –Geschichte der Alpen, 1998, 3, p. 63-74.

[3] ARRIGNON, J.-P. et DUNEAU, J.-Fr., « La frontière chez deux auteurs byzantins : Procope de Césarée et constantin VII Porphyrogénète », Geographica Byzantina, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981, p. 17-30.

[4] L’VOV, Andrej Stepanovič, Leksika « povesti vremennykh let »,Moscou, Nauka, 1975, p. 179-182.

[5] Slovar’ russkogo Jazyka XI-XVII vv., t. 4, Moscou, Nauka, 1977, p. 123. SREZNEVSKIJ, I.I., Materialy dlja Slovarja drevnerusskogo jazyka, t. I, Moscou, 1958, col. 584-585.

[6] VODOFF, Vladimir, Naissance de la chrétienté russe ; la conversion du prince Vladimir de Kiev (988) et ses conséquences 5XIe-XIIIe siècles), Paris, Fayard, 496 p.

[7] HRUCHEVSKIJ, Mikhaïlo, Sergeevič, Istorija Ykraini-Rusi, 4 t., L’viv, 1904-1907.

[8] Wolkonsky, Prince Alexandre, La vérité historique et la propagande ukrainophile, Rome, Armani, 1920, 301 p.

[9] SREZNEVSKIJ, I.I., op. cit., t. III, col. 1184.

[10] DEVEZE, Michel, «  Contribution à l’histoire de la forêt russe (des origines à 1914) » Cahiers du monde russe et soviétique, 1964, vol. 5 n° 3-5, p. 302-319.

[11] CHALINE Olivier, « Les théâtres des batailles dans le sud-est de l’Europe » Dix-septième siècle, 2005/4, n° 229, p. 1-38.

[12] DAUPHANT, Léonard, Le royaume des Quatre rivières, l’espace politique français 1380-1515, Paris, Champ Vallon, 2012, 430 p.


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