L’annonce de l’élimination du général Qassem Soleimani, le 3 janvier 2020, par un drone américain au sortir de l’aéroport de Bagdad a jeté les mondes politique et médiatique dans une grande effervescence. Nombre de nos amis m’ont alors sollicité pour proposer ma lecture de cet événement et de ces conséquences. J’essaierai donc dans un premier temps d’établir les faits de la prise de décision, puis dans un second temps les conséquences de cette dernière tant pour l’Iran que pour les Etats-Unis et le reste du monde.
La prise de décision.
Le Président D. Trump se trouvait dans sa propriété de Floride. Le jeudi soir, selon le New York Times, il s’est fait présenter par le petit groupe de ses collaborateurs présents « un éventail d’options » de ripostes aux menées belliqueuses de l’Iran. D. Trump a pris seul sa décision de choisir l’option la plus radicale, validée seulement par Mike Pompeo et le Vice-Président Michael Pence. Le convoi qui transportait Soleimani comprenait quatre autres officiers des pasdarans iraniens, dont al-Mouhandjis le n°2 des Hechad al-Chaabi, et plusieurs hauts responsables de la mobilisation populaire.
Cette décision extrême est d’autant plus curieuse que selon le New York Times, D. Trump aurait refusé le 28 décembre d’éliminer Soleimani, et aurait commandé à l’US Air Force de mener un raid sur le camp chiite de Kitaib Hezbollah en Irak à Al-Qaim provoquant la mort de 25 miliciens et faisant 50 blessés. Le 30 décembre les réactions iraniennes sont mesurées et le Président américain est alors informé que l’Ayatola Khamenej avait rappelé à Téhéran le général Soleimani, car il ne validait pas ses plans anti américains. Ainsi les prétendues attaques contre l’armée américaine que l’on attribuait à Soleimani, n’étaient pas inévitables.
Pour quelles raisons D. Trump s’est-il précipité seul dans cette aventure ?
Il ne faut jamais oublier que les Etats-Unis sont en période électorale. Il est certain que le souvenir de la prise d’assaut de l’ambassade américaine à Téhéran le 4 novembre 1979 et la longue prise de 56 diplomates et civils en otage pendant 440 jours (20 janvier 1981), laquelle est marquée par le désastre de la tentative de les exfiltrer lors de l’opération Eagle Claw, ont été les vraies raisons de la prise de décision de D. Trump qui voulait à tout prix éviter de se retrouver dans la même position que celle De Jimmy Carter battu aux élections par R. Reagan. D. Trump a pris sa décision pour être réélu. C’est une décision politique.
Les conséquences d’une telle décision
Elles sont extrêmement lourdes sur le plan intérieur américaine en particulier au sein des troupes américaines cantonnées en Irak. Le général Wiliam H. Seely, Commandant des opérations militaires américaines en Irak, écrit une lettre au gouvernement irakien dans laquelle il déclare « Nous respectons votre décision souveraine pour ordonner notre départ…Nous repositionnons nos forces dans le but d’un retrait de l’Irak de manière sécurisée et efficace ». Lettre démentie peu après par le Chef du Pentagone, Mark Esper, absent lors de la prise de décision par Trump. Il précise « aucune décision n’a été prise de quitter l’Irak. Point. Cette lettre ne correspond pas à notre état d’esprit aujourd’hui. Elle a été envoyée par erreur ». Quoiqu’il en soit les forces américaines en Irak ont bien compris que le Parlement irakien avait voté leur retrait du pays et quelles étaient désormais dans un pays hostile. Le bombardement des bases américaines par une quinzaine de fusées iraniennes, situées près de Bagdad le 8 janvier, a rappelé aux Américains et à leurs alliés qu’ils étaient dans un pays hostile. Parmi les alliés de la coalition, les Allemands ont immédiatement retiré leurs troupes sur le terrain ; les Français de la force Chammal sont restés ainsi que les Italiens, mais les forces de l’Otan se redéployent pour protéger les bases américaines et différer la lutte contre l’Etat islamique, lutte dans laquelle était vigoureusement engagé le général Soleimani.
L’absence totale de stratégie claire déstabilise les forces sur le terrain d’où la lettre du général H. Seely. En revanche les Irakiens ont saisi l’opportunité qui leur était offerte de se libérer promptement de la présence américaine dans leur pays même si le président Trump veut leur faire payer les quelques 20 milliards de dollars, prix de l’intervention américaine en Irak.
Conséquences en Iran
Vue de l’Iran, la situation est encore plus grave, le gouvernement iranien a immédiatement annoncé la sortie des traités de Vienne et de Paris, la réactivation des centrifugeuses, mais garde les contacts avec l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), preuve de modération. Le Président Trump menace de détruire 52 sites, nombre correspondant aux 52 derniers otages de J. Carter, ainsi que des sites culturels. Grossière erreur qui traduit une méconnaissance absolue de ce pays. L’Iran est un pays où se sont développées de vraies et brillantes civilisations depuis les Achéménides, les Sassanides, les Séfévides, les Qadjars, etc. Ils ont refusé l’arabisation de leur pays en gardant leur langue, le Farsi ; ils se sont rassemblés autour de leur religion le chiisme duodécimain qui devient religion d’Etat sous Ismail 1er chah de Perse de 1501 à 1524. Or l’élément fondamental du chiisme iranien et irakien est le martyr. Cette religion repose sur le martyr d’Hussein, décapité à Kerbala (3e imam), martyr célébré chaque année lors de la fête de l’Achoura au cours de laquelle on se flagelle. Hussein est devenu la figure de la représentation de toutes les menaces qui pèsent sur le pays : celles d’Israël et des Etats-Unis, notamment. En liquidant le général Soleimani, D.Trump en a fait un martyr de la Révolution ( plus de 39 morts lors de bousculades pour son enterrement à Kerman !). Il a ressoudé le peuple iranien dans son martyrologue Husseinien ; il a redonné le pouvoir aux imams duodécimains qui tirent leur légitimité de leur héritage spirituel. Or, les imams duodécimains ne peuvent se réclamer d’une autre autorité ; ils sont donc libres par rapport au pouvoir politique en place. Il y a donc une séparation du spirituel et du temporel qui aujourd’hui se traduit par ce double pouvoir , d’une part l’ayatolah Khamenej chef suprême et d’autre part, Rohani, chef du pouvoir temporel. La décision de D. Trump a redonné le pouvoir à l’imamât duodécimain (12e imâm, occulté en 874 dont on attend le retour).
La conséquence de cet acte purement politique est la déstabilisation de tout le Moyen Orient. La reconstruction sera d’autant plus difficile que l’Europe est absente politiquement de la région, la menace israélienne toujours présente et les Etats Unis totalement discrédités même auprès des sunnites.
Quant à la France elle a témoigné sa solidarité avec la décision de D. Trump et, de plus, aucune voix ne s’est élevée pour condamner la menace pesant sur la destruction des monuments de la culture ! Où étaient nos brillants intellectuels, si rapides habituellement à soutenir les causes hostiles à la Syrie !
Vers un nouveau conflit au Moyen Orient ?
En dépit des pressions occidentales unanimes à demander au gouvernement iranien l’apaisement et à ne jamais accuser la responsabilité américaine. Les gouvernants Ali Khamenei et Hassan Rohani gardent la prudence. Certes ils ont bombardé les bases américaines pour manifester au peuple leur attachement à « venger le martyr » dans l’opération Q. Soleimani. Ils ne veulent pas la guerre, pas plus que D. Trump ne la veut. Il faut que l’Europe se saisisse de cette opportunité pour reprendre pied dans ce Moyen Orient. Or, la seule façon d’y parvenir est de s’appuyer sur la Russie et la Turquie qui ont toujours appelé à l’apaisement et au retour à la diplomatie. Ces deux pays et eux seuls sont en mesure de dialoguer avec l’ensemble des pays de la région. La carte russo-turque est la seule possible. Encore faut-il que l’Occident abandonne au préalable la position idéologique d’hostilité permanente envers Bachar el Assad en Syrie, soutienne la sortie par la rédaction d’une nouvelle constitution sous l’égide de l’Onu, (comme cela est en cours) et prenne ses responsabilités par rapport à D. Trump. Sachons saisir les opportunités historiques lorsqu’elles se présentent et arrêtons de nous placer en situation idéologique de blocage. C’est la Realpolitik. Malheureusement, il nous manque l’essentiel : un véritable projet pour une Europe Forte, Indépendante et Pacifique qui rejette toute vassalité à l’égard de quiconque y compris des Américains pour assumer ses propres valeurs !
Avec tous mes excuses pour cette réflexion rapide, désireuse de montrer combien seule l’Histoire permet de lire le présent et de penser l’avenir.
J.-P Arrignon le 08-01-2020
Bonjour, je salue la brillante analyse mais suis surprise du peu de place accordée à Israël. L’agressivité de l’Iran exacerbée par les US peut avoir comme bouc émissaire Israël. Or ce pays jouant sa survie ne laissera jamais l’initiative à l’Iran.
D’où un dérapage possible et peut être probable. A moins que des discussions discrètes entre ces 2 pays nous en protègent. Qu’en pensez vous ? Catherine Barthélemy.
Et les chinois dans tout ça ?
Très bel exposé qui a le mérite de « nous » clarifier quant aux tenants et aboutissants d’une situation géo-politique que nos médias français sont loin d’en expliquer clairement les prises et non prise de déclaration d’un Occident aveuglé idéologiquement . Encore merci Mr Arrignon
Jm Hannebicque
Mon cher Jean-Pierre,
Je reconnais là l’historien amoureux des grandes civilisations que tu es. Il y a un monde aujourd’hui entre le peuple américain frustre et ignorant – mis à part une élite de plus en plus réduite – et les peuples qui, comme l’Iran, la Russie ou la Chine ont hissé leurs universités à un niveau d’excellence qui était le nôtre avant 1980.
La jeunesse de ces pays, frustrée de divertissement et de liberté, s’adonne à fond dans les études qui sont un moyen de s’extraire de leur condition offert par les régimes conscients de travailler pour l’avenir.
Quel contraste aussi avec notre pauvre pays où la médiocrité s’abat partout et à tous les niveaux de l’enseignement, de la culture et de la res publica!
Les faits qui nous occupent aujourd’hui sont les conséquences de ces terribles constatations. La jeunesse iranienne, bien qu’embrigadée par un régime peu recommandable, a sans doute une vision meilleure de la vie et de la société que celle de nos sociétés dites occidentales complètement décadentes. Les hommes politiques ne sont qu’un reflet de cette situation et je pense que chez un Poutine, un Khameini ou un Rohani, il y a plus de bon sens que chez un Trump ou un Macron ! Nous voilà suspendus à la prise de position de la Russie sur ce dossier particulièrement épineux. Je fais confiance à Wladimir pour choisir une solution d’apaisement qui fera définitivement rentrer la Russie dans le camp des grandes puissances incontournables, en particulier au Moyen-Orient et régresser les USA dans celui des états de seconde zone – comme nous – incapables de gérer la moindre affaire internationale .