Chers amis,
Vous avez souvent entendu prononcer cette affirmation « l’islam est incompatible avec la philosophie des lumières », affirmation validée par le recours au philosophe E. Kant : « Les lumières c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle c’est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un homme : sapere audi ; aies le courage de te servir de ton propre entendement : telle est la devise des lumières ».
Cette affirmation est confirmée par l’étymologie du mot islam « soumission ». En vérité le mot islam doit se comprendre dans le sens « abandonner pleinement son être à Dieu » (sourate III, verset 18/20) : nous sommes assez loin d’une religion de la soumission, de la résignation.
Pour comprendre, il faut remonter aux deux premiers siècles de la Révélation pour le christianisme et au siècle qui suit la mort du Prophète (571-632) pour l’islam. Les deux « prophètes » ont un point commun. Ils n’ont rien écrit eux-mêmes. Ils n’ont fait connaître leurs messages que par l’oralité, la prédication, le Verbum. Le résultat est immédiat ; une foultitude d’écrits, de morceaux de prédications est rédigée par des témoins qui vont nourrir les premières hérésies chez les chrétiens, et de multiples débats sur le Coran créé ou incréé. Dans ce contexte, les chrétiens vont classer ces récits en canoniques, les quatre évangiles de Marc, Luc, Matthieu et Jean et apocryphes, ceux de Thomas, Marie, Philippe, Jacques Pierre et d’autres. Dans l’islam, le premier des quatre califes rashiduns Abu Bakr (632-634) a bien voulu faire mettre la Prédication du Prophète par écrit, mais il faut attendre le troisième calife, Uthman (644-656) qui décide de rassembler tout le matériel disponible dont les célèbres omoplates de chameau, pour compiler le Coran : surtout ; il détruit tous les documents utilisés ce qui explique que dans le Coran les sourates sont classées par leur longueur de la plus longue à la plus courte tant leur chronologie est difficile à établir.
Dès lors s’ouvre une autre étape dans la réflexion. A la demande de l‘empereur Constantin (306-337), les chrétiens vont donner une cohérence à l’expression de leur foi qui doit unifier l’empire. Ce sont les 7 conciles œcuméniques (325-787) auxquels on ne peut ni ajouter ni enlever un iota. Cette démarche a suscité de nombreuses hérésies ; l’Orient s’oppose à Constantinople ; apparaissent alors les monophysites autour de l’école d’Alexandrie ; le nestorianisme autour de l’école de Beyrouth, véritables églises structurées. En outre, parmi les nombreuses hérésies, la plus importante, celle d’Arius (vers 250-336), connait une grande expansion chez les peuples germaniques, Goths, Vandales, Burgondes. Enfin, pour se rendre compte combien la vie quotidienne à Constantinople était animée par tous ses débats théologiques, il faut relire les sermons de saint Jean Chrysostome (344/9-407).
Dans le monde musulman, la période qui suit les quatre califes Rashiduns (632-661), est marquée par un vaste mouvement de réflexion concernant le Coran ; il s’étend jusqu’à l’an mil. Le mu’tazilisme serait apparu lors de la Première fitna/scission (651-661) entre Mu’awiya et Ali. Mu’awiya mit un terme au califat rashidun et fonda le califat Umayyade. On attribue la fondation du mu’tazilisme à Wasil ibn Ata (vers 700-748), brillant dialecticien et orateur apprécié. Il envoie des missionnaires dans tout le monde musulman, depuis le Khorasan et le Pendjab au Maghreb. C’est dans ce contexte que se créent dans le monde musulman les Maisons de la sagesse/ Bayt al-Hikma où se trouvaient des bibliothèques, des lieux de réunion et surtout des centres de traduction. Une des plus célèbres est celle de Bagdad où se rend le patriarche Photios entre fin 855 et avril 856, assisté des apôtres des Slaves, Cyrille et Méthode. Ces Maisons de la sagesse sont en fait des lieux symboles de l’âge d’or de la science musulmane et de la diffusion de l’Adab/les belles lettres. Cet âge d’or est particulièrement visible dans l’état samanide (819-1005) où se forme le grand savant Ibn Sina (960-1037), auteur d’une encyclopédie médicale, le Kanon et proclamé Cheikh al Raïs/Prince des savants. Il combine la foi avec le raisonnement philosophique. Il accepte de l’islam ce qui lui paraît logique et cohérent. Il a connu le mouvement mu’tazilite dont la démarche logique est proche de la sienne et dont un des derniers adeptes est Ibn Rushd/Averroès (1126-1198).
Cette période du Xe-XIe s. est marquée par de nombreux débats entre culture arabe et culture iranienne d’où sortent les textes et les dogmes qui vont structurer :
- Le sunnisme avec al-Ashari (vers 935) ;
- Le chiisme duodécimain avec Saduq ibn Babuyeh en 991 ;
- L’ismaélisme ou chiisme ismaélien, branche du chiisme en langues arabe et perse.
C’est dans ce contexte que le calife al-Quadir (947-1071) impose le sunnisme hanbalite comme doctrine officielle de l’empire, condamnant les doctrines chiites, le mu’tazilisme et l’acharisme. En 1029 il interdit l’itjihad, l’interprétation novatrice des textes fondateurs de l’islam. C’est la mort de la pensée philosophique en islam. La chape du sunnisme radical s’établit dans l’empire ; la première victime fut le grand poète mystique Mansur al-Hallaj (vers 858-922) qui écrit dans son poème mystique « Pardonne leur ; car si Tu leur avais dévoilé ce que Tu m’as dévoilé, ils n’eussent pas agi comme ils ont agi. »
Comme nous le voyons, les révélations christologiques et islamiques ont inauguré dans tout le Proche-Orient une phénoménale période de questionnement en vue d’élaborer des religions dont la cohérence logique assurait une vérité aux révélations et leur permettait d’assurer aux empires une unité et une identité. Dans le monde musulman, le mouvement mu’tazilite et les Maisons de la sagesse ont porté la nécessité de la raison dans la démarche de foi comme essentielle. Si la prédiction de Mahomet devait clore le processus de révélation, il fallait assumer l’héritage des religions antérieures : c’était le rôle des Maisons de la sagesse véritables lieux de découverte, de traduction, de réflexion. En l’an mil, en voulant unifier l’empire par la foi sunnite, al-Quadir voulait unifier l’empire en muselant la raison et la liberté par le sunnisme dont le texte du Coran fut considéré comme incréé ce qui permettait d’interdire les débats. Désormais il fallait se soumettre à Dieu dont l’expression juridique était la charia et l‘expression politique les hadiths. L’islam dès lors se replie sur lui-même depuis l’an mil jusqu’à nos jours. Dans le même temps, l’empire romain s’organisait autour du christianisme de Constantinople autour de ses sept conciles œcuméniques et de sa liturgie. L’occident romain, avec la restauration impériale de Charlemagne, unifie l’empire par le christianisme romain et sa liturgie. Il faudra attendre le mouvement de la Réforme portée par Martin Luther (1483-1546) et la publication de ses 95 thèses dénonçant les abus romains de la pratique des indulgences, pour que la raison retrouve une place dans le processus de foi.
Pourtant rappelons-nous qu’Ibn Sina et Saint Thomas d’Aquin avaient depuis longtemps parfaitement compris et affirmé que la raison était la condition de la foi !
Cher Patrick,
Je ne m’étonne pas de ta réaction d’autant que tu sais ma proximité avec Thomas d’Aquin; Mais le blog est limité et j’ai abordé surtout le problème de la raison dans le monde de l’islam. J’ai évité de traiter le christianisme après les reformes grégoriennes. J’ai cité directement Luther, car le protestantisme a mis la raison à portée du peuple qui puise directement le savoir dans les textes traduits en langue vernaculaire, sans intermédiaire pour médiatiser les analyses, en cela il y a rupture comme on peut le voir avec le Concile de Trente. L’église a revendqué le monopole du savoir donc de la raison.
Je suis sûr que nous aurons l’occasion d’en reparler; Thomas d’Aquin lui même a été condamné !
Avec toute mon amitié et bravo pour ta culture de saint Anselme à Thomas d’Aquin. Il faut penser aux ecolatres de Chartres et de Poiters qui ont joué un rôle de pionnier dans la génèse de la pensée chrétienne.
JP Arrignon
Cher Jean-Pierre ,
Permets moi de ne pas être d’accord sur Luther et le rationalisme. Luther était violemment opposé au rationalisme et appelait la raison » la prostituée du diable « ! Le courant rationaliste dans l’Eglise se forme chez saint Anselme au XIème siècle . Celui-ci développe une théorie de la rédemption et de la justification très juridique basée sur une démonstration se voulant rationnelle (cur deus homo ). Ce courant se développera jusqu’à saint Thomas d’Aquin qui trouve un accord foi-raison avec le soutien de la philosophie d’Aristote Or Luther déteste Aristote qu’il qualifie de « philosophe pourri « ou « d’âne fainéant « ! Il déteste les philosophes comme le juristes et se retranche derrière la foi seule ( la fameuse « sola fide » ).
il n’aura pas de mots assez aimables pour qualifier les scolastiques à tel point qu’on l’accuse d’être « ennemi de la science à la Faculté de théologie de Paris (1521).
On peut encore citer sa controverse avec Erasme, humaniste et rationaliste.
Jean Delumeau refuse de voir en Luther un humaniste en raison de son pessimisme foncier qui lui vient d’Augustin ,le seul à trouver grâces ,si j’ose dire, à ses yeux. Amitiés ,Patrick Duval
Curieux d’utiliser les vocables latins « religio », « ratio » et ‘fides » pour désigner des phénomènes propres à une toute autre culture, ici, celle de l’islam.
Et d’autre part, comment passer de l’empire fondé par Charlemagne à Luther sans prendre en compte la révolution grégorienne qui a consisté à repêcher le droit romain , compilé par Justinien, et oublié en occident pendant 5 siècles? Révolution qui a initié en Occident la séparation du théologique du juridique, inconnu de l’islam.
Merci Jean-Pierre. « la foi c’est l’expérience que l’intelligence est éclairée par l’amour » (S.Weil). Bonnes fêtes de Noël.
Merci Jean Pierre de nous faire profiter de tes connaissances d’historien . Que de recherches et quel talent pour nous en faire des synthèses. Très bonnes fêtes familiales à Arras ou à Yeroslav et toute notre amitié à Zoya et à toi. Martine et Gérard
Toujours aussi fouillé et précis et replacé dans l’Histoire qui explique beaucoup de choses.
Un grand merci pour cet exposé.
Jacques Piettre
Très bel exposé que je redirai pour bien m imprégner du développement de la culture arabe. Néanmoins y ai bien peur que nous soyons loin des lumières y compris dans notre civilisation chrétienne : « science sans conscience n est sue ruine de l ame »