« Comment la Russie retrouve ses racines » / l’article publié dans la Nouvelle Revue d’Histoire, Hors série n° 11 « Les peuples fondateurs de l’Europe » / automne-hiver 2015

Patrick Boucheron, récemment nommé au Collège de France, affirme dans un article du journal Le Monde que « la recherche historique est contraire à l’idée même d’histoire ». Rappelons seulement qu’il n’y a pas de tabous ni d’interdits opposables à la recherche historique. La Russie présente en ce sens un intérêt particulier ; en effet, la dislocation de l’URSS en 1990/1991 crée dans le pays un vide sidéral que la population russe va chercher à combler en se tournant vers son passé, vers son histoire pour trouver une identité capable de rassembler une société en voie d’implosion. C’est cette démarche qui fait des Russes une « civilisation d’héritiers » dans la tradition de la civilisation byzantine dont ils se sentent porteurs. Aussi, pour comprendre les Russes d’aujourd’hui, il est indispensable de mesurer l’héritage qui les a formés.
Le peuple russe s’est constitué de l’assimilation de tribus slaves, finno-ougriennes, iraniennes et scandinaves dans un espace commun partagé la « terre russe » terme récurent dans la Chronique russe primitive. Le peuple russe s’inscrit d’abord dans l’espace, celui de l’axe fluvial qui relie Novgorod et le Dniepr par le Volkhov ; ainsi naît la célèbre « route des Varègues aux Grecs » reliant les deux grandes cités marchandes : Novgorod au Nord et Kiev, la « mère des villes russes, au sud. Les populations de cet espace économique vont peu à peu se rassembler pour créer un ensemble politique la Rus’ de Kiev, bien connue de l’empereur byzantin, Constantin VII Porphyrogénète (913-959). Ainsi apparaît la Rus’ de Kiev, important partenaire commercial de l’empire byzantin avec lequel il gère ses relations commerciales à travers les traités de commerce régulièrement renouvelés tout au long du Xe s.
Ce jeune Etat connaît une impulsion nouvelle, sous son prince Vladimir (980-1015). En effet, les populations n’avaient pas d’expression écrite, ce qui les maintenaient en marge des civilisations du livre. Sous le règne du prince Vladimir, se répand dans le pays l’alphabet cyrillique, tout récemment « inventé » par les moines Naum et Cyrille d’Ochrid, probablement à Prespa (Bulgarie), vers le milieu du Xe s. Cette langue va permettre aux populations d’entrer dans l’espace culturel byzantin par le biais de nombreuses traductions des œuvres historiques, scientifiques et religieuses. C’est ainsi qu’ils vont se doter d’une logosphère et d’une vidéosphère, pour reprendre les expressions de Régis Debray. Ils vont conceptualiser les vocables et les images politiques et religieux dans leur langue.
Une autre étape est franchie en 988/989 avec l’adhésion au christianisme byzantin . Certes le choix du christianisme byzantin s’inscrit dans une conjoncture politique particulière, celui de la disparition de la dynastie macédonienne présidée par les empereurs Basile II (960-1025) et son frère Constantin VIII (962-1025), sauvée par l’intervention militaire des Varégo-russes victorieux de général révolté Bardas Phokas à Chrysopolis (988) et à Abydos (989). A la suite de quoi, Vladimir reçut le baptême et put épouser la princesse byzantine Anne, sœur des deux empereurs, à Chersôn, en Crimée en 989.Désormais la Rus’ de Kiev était entrée dans l’oikouménè byzantine, c’est-à-dire, l’espace civilisationnel présidé par l’empereur et le Patriarche de Constantinople. La Rus’ de Kiev s’inscrit délibérément comme héritière de Constantinople dans le respect absolu de l’autorité de cette double tutelle. Les Russes n’usurpèrent jamais les titulatures impériales ou patriarcales tant que l’Empire de Constantinople existât. Les Russes sont les héritiers de Constantinople et cet héritage trouve une expression politique et religieuse dans la théorie de la 3e Rome exprimée dan les années 1515-1521 par le moine Philothée du monastère Eleazar de Pskov : « les deux premières Rome sont tombées…la troisième, Moscou, est debout et de quatrième il n’y aura pas ! »
Moscou est alors perçue comme le prolongement de Constantinople, comme cette dernière fut le prolongement de Rome. Il y a continuité dans ces transferts. Ce sont ces transferts qui légitiment l’héritage ; c’est cela qui différencie le monde occidental de celui de l’Orient !
Ce transfert trouve aussi son expression dans la religion orthodoxe. Dans la tradition byzantine, la religion et l’empire forment un tout indissociable. C’est dans cette dynamique, qu’après la disparition de l’empire byzantin, en 1453, Ivan IV le Terrible est couronné tsar en 1547 et qu’en 1589, Boris Godounov crée le patriarcat de Moscou ; deux événements qui sont les signes symboliques du transfert à Moscou de l’héritage byzantin. C’est de la capacité de ces deux pouvoirs à s’exprimer dans la symphonie qu’il en résulte le « bien commun » du peuple. Ce même patriarcat est supprimé en 1721 par Pierre le Grand qui le remplace par un Saint Synode présidé par un laïc. La période synodale de l’église russe dure de 1721 à 1917 jusqu’à ce que le concile de Moscou (15 août 1917-7 septembre 1918) porte sur le trône patriarcal de Moscou, le métropolite Tikhon, le 28 octobre 1917. Il est intronisé le 5 novembre 1917 et démis de ses fonctions patriarcales par un synode dit de « l’église vivante » manipulée par le pouvoir soviétique, en 1923. Arrêté, il meurt le 7 avril 1925. Le patriarcat renaît une nouvelle fois en 1943 sous Staline pour unir le peuple russe dans sa lutte contre le nazisme. Un concile réduit élit Serge, Patriarche, le 8 septembre 1943. Il est intronisé le 12 septembre et meurt le 15 mars 1944 ; son successeur est le patriarche Alexis Ie (1945-1970). L’église orthodoxe russe apparaît parfaitement dans sa fonction identitaire de rassemblement du peuple. Cet aspect trouve sa pleine expression dans la décennie post-soviétique de 1991 à 2000. Dans le vide sidéral qui affecte le pays après l’effondrement du régime, l’église apparaît alors comme le seul recours pour garantir l’unité du peuple et du pays. Aussi, le gouvernement russe décide-t-il de reconstruire à l’identique la cathédrale du Sauveur à Moscou (1995-2000), détruite par Staline en 1931, au moment même où le pays traverse la pire crise financière de son histoire en 1998 ! Dans un pays ouvert à toutes les influences occidentales comme orientales, c’est autour de son église que le peuple russe se rassemble, non pas dans un démarche de profonde religiosité mais dans une démarche identitaire et culturel qui lui assure un devenir.
La même démarche pousse le Président Vladimir Poutine a inauguré la grande mosquée de Moscou, soulignant que la « Russie est un pays multiconfessionnel dans lequel l’islam est une des religions traditionnelles ». La Fédération russe s’inscrit dans une laïcité inclusive de ses grandes religions dont les valeurs humanistes partagées ont créé le peuple russe.
Aujourd’hui, la « russophobie » ambiante qui trouve une large diffusion à travers les médias occidentaux pousse le peuple russe à se rassembler dans le partage d’une identité assumée autour de ses valeurs culturelles et religieuses. L’humanisme russe prend ses racines dans son esthétique picturale, musicale et poétique qui s’est construite tout au long de son histoire. Le rapport au Beau est un trait majeur de l’identité russe ; elle se nourrit dans les œuvres de l’iconographe Andreï Roublev, auteur de « l’icône des icônes » comme celles d’Ivan Repine et de Casimir Malevitch, « le carré noir », dans la poésie de Pouchkine, de Marina Tsvetaieva et d’Anna Akhmatova, dans les œuvres romanesques de Tolstoï, de Dostoïevski, Maxime Gorki, de Boris Pasternak, d’Alexandre Soljenitsyne, Ludmilia Oulitskaïa dans les œuvres musicales de P. Tchaïkovski, Rimski-Korsakov, Anton Rubinstein, Igor Stravinsky et d’autres.
Aujourd’hui, nous constations un puissant renouveau de l’identité russe, un réel attachement à cette « terre russe » loin de laquelle tout russe est un exilé. Pourtant, l’identité russe n’est évidemment pas un repliement sur soi-même ou un enfermement dans le passé, elle est tout au contraire une dynamique qui sublime son passé pour créer un avenir. En paraphrasant Loudmila Oulitskaïa nous pouvons dire : l’Histoire remplit le vide du présent et se transforme elle-même en espérance !


1 commentaire

  • SZABO dit :

    Bravo et Merci.
    Entre l’Europe et la Russie, de quel modèle va se saisir l’Afrique dans les vingt années à venir, ou l’on prédit un accroissement de population de 800 000 000
    à deux milliards d’habitants?
    Comment vont évoluer les infrastructures, la formation, l’économie, la finance…?