Ce vendredi 16 avril 2021, au matin, je me rends à la maison de la presse de Navarrenx, bourg du Béarn à deux pas de mon lieu de vie. Achetant alterna-tivement l’un des grands quotidiens nationaux, mon choix se dirige sur Le Figaro.
Les pages consacrées à l’international ou touchant la géopolitique et la société occupent dans mes lectures une place privilégiée. Depuis quelques années, les articles concernant les espaces allant de l’Europe encore hier dite de l’Est à l’Eurasie participent particulièrement à ma réflexion.L’origine de ces intérêts porte un nom : celui de Jean-Pierre Arrignon.
Parmi la quarantaine de pages offertes à la lecture, je ne manque jamais le carnet. Le regard voit et note des noms, l’attention portée se mue en une méditation silencieuse sur la mesure du temps qui fait son œuvre… Quand je lis ce faire-part :
Rappel à Dieu de Jean-Pierre Arrignon, le 13 avril 2021, à Paris.
Un choc me parcourt. Jean-Pierre Arrignon avait été mon directeur de thèse. Mon maître s’en est allé… Une sensation brutale de serrement m’envahit, instantanément mon paysage intérieur se colore de gris. Grande tristesse ! Un pan de ce que je suis s’effondre.
C’est au printemps 1999 qu’il m’avait été donné de croiser pour la première fois Jean-Pierre Arrignon. Un colloque se tenait alors à Royan, sur le thème des découvertes et explorations au XVIIIe siècle. Le patronyme que la vie m’a attribué s’étant trouvé lié au thème abordé, j’avais été contacté par les organisateurs et j’avais naturellement accepté de participer. Je n’imaginais pas encore que ce premier contact avec le Professeur Arrignon devait se transformer bientôt en une rencontre, au sens propre et véritable de ce mot.
La rencontre de Royan m’avait manifestement renvoyé une image… Avec le Pr. Arrignon, une correspondance épistolaire s’était établie, et une intuition me disait que celle-ci ne pouvait tenir d’un simple hasard… Professeur-documentaliste de mon métier, mes passions pour l’Histoire me faisaient consacrer presque tout mon temps libre à la recherche en vue de transmettre aux autres par des interventions dans divers cadres associatifs. J’avais découvert en 1976 l’ouvrage Flags through the ages and across the world[1], de Whitney Smith[2], professeur à Harvard, et depuis ce temps la vexillologie s’était révélée à moi, au point que je n’avais de cesse que de tenter d’expliquer le parcours des sociétés humaines par le décryptage de leurs symboles. Mais cette vie de recherches, fût-elle celle d’un passionné, demeurait cantonnée à un mode autodidacte et par trop confidentiel.
En ces années 1990, à l’Est de l’Europe, tout un monde s’était ébranlé, écroulé, remplacé par un autre. Des peuples retrouvaient ou recherchaient leur histoire. Sans nul doute, il y avait là non seulement matière à explorer et à comprendre, mais surtout une opportunité visant à mieux faire connaître ces parcours humains au moyen d’un travail universitaire, apportant en même temps à mon esprit cette structuration indispensable. L’on n’apprend pas tout tout seul. Une lumière me manquait. Je me souvins alors qu’elle existait, à travers ce professeur croisé à Royan. Qu’il me fallait me tourner vers cette lumière.
Les domaines de spécialisation du Pr. Arrignon, universitaire médiéviste réputé, arpenteur les mondes russe et slave, répondaient à mon souhait. Je m’autorisai à lui écrire en ce sens, ce qui tenait presque d’une audace chez moi, et lui exposai l’idée d’engager un travail universitaire sur la recherche identitaire des peuples de l’ex-Union soviétiques à travers leurs drapeaux et emblèmes. Ce devait être courant 2002. Je me souviens encore de sa réponse :
« votre proposition de travail m’enthousiasme énormément… »
Avec une émulation inédite, je m’inscrivis à l’Université d’Artois. J.-P. Arrignon devenait mon directeur de recherche ! Un maître m’avait accepté, reconnu, offrant la possibilité d’une consécration de vie de passion et de travail. La thèse de Doctorat fut soutenue à l’Université d’Artois en mars 2007. Et un an plus tard, en avril 2008, je me rendais à Boston où, trente-deux ans après ma révélation vexillologique de 1976, je remettais au Pr. Smith un exemplaire de ma thèse !
Il est des rencontres qui contribuent à vous faire vous découvrir vous-même. Ce qu’avait contribué à amorcer Le Pr. Smith en 1976, le Pr. Arrignon l’a poursuivi et complété à partir de 2002. Il devait faire de moi ce que je suis devenu intellec-tuellement. Je ne redirai jamais assez ce que je lui dois : non seulement il m’aura fait confiance, mais il aura contribué à former mon esprit, apportant à celui-ci la rigueur indispensable en matière de recherche. Depuis 2007, j’affirme que tous mes travaux vexillologiques et historiques portent désormais « la marque Arrignon ».
Enfin, il est un dernier aspect fondamental que je tiens à souligner. L’humanité. Loin d’un monde souvent fait de jalousie, d’envie, de petitesse et de lâcheté, Jean-Pierre Arrignon se distinguait… Il était un Homme, un vrai. Et cela vaut tout l’or du monde. Sa remarquable érudition se doublait d’un mode relationnel dont la franchise, la sincérité et la modestie forçaient l’admiration et le respect chez quiconque le rencontrait. Un homme de foi qui ne baissait pas la garde devant les adversités de la vie. En bref, tout ce qui fait un véritable esprit, dans sa distinction, sa noblesse. Une dimension exceptionnelle. Une élégance rare. Avec ce maître, ma personne aura connu un avant et un après.
Jean-Pierre Arrignon demeure en moi, quelque part.
C’est l’hommage que, modestement à ma manière, je souhaitais lui rendre.
Je pense en ces temps très fort aux siens, en particulier son épouse et sa fille, leur demandant d’accepter l’expression de ma très profonde sympathie.
Patrice de La Condamine,
juin 2021